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Anastasia

Il y a 1 an | 954 vues

2e Finaliste du "Mois de l'écriture" : Aqua06

Voici le condensé de ses textes : 

Jour 1 - Génie 

Marco se redressa sur son lit, le souffle court. Il eut besoin de quelques secondes pour faire le tri entre les bribes mourantes de son cauchemar et ses souvenirs de la veille. Puis tout lui revint en bloc : le coffre dans la grande propriété, les gardes dont il avait fallu s’occuper, la route, jusqu’à ce motel perdu et anonyme. Première étape d’un plan de génie selon Stefano. Où était-il d’ailleurs ? Le fauteuil où il aurait dû monter la garde était vide, comme orphelin. Peut-être était-il sorti cinq minutes. Une lumière jaunâtre découpée par les stores balaya alors la chambre. Deux voitures. Peut-être trois. Les portières claquaient déjà. Marco se précipita sur le sac. Vide. Ni fric. Ni armes. Stefano avait raison. Un vrai plan de génie.

Jour 2 : Incandescent

« Regarde Marla voilà Paul ! » En entrant dans le magasin, Paul serra la main de sa mère un peu plus fort. A côté du vieux comptoir, toujours installée sur la même chaise, le corps tordu, la main droite bloquée près de son visage dans un angle effrayant, Marla, la tête penchée en arrière, le fixait. D’ordinaire ses yeux erraient inlassablement sur le plafond. Sauf quand il y avait Paul. La mère de Marla s’en émerveillait et en avait conclu que Marla l’adorait. Elle n’était pas comme tout le monde, il ne fallait pas en avoir peur, et Paul le savait bien-sûr. Mais il savait aussi qu’il y avait autre chose dans le regard de Marla. Un noir incandescent, une fureur sombre, malveillante, qui hurlait en silence, et qui lui donnait envie de s’enfuir. 

Jour 3 : Cirrus

«Tu vois là, ce sont des cirrus.» Il ne manquait plus que ça. Du bon mansplaining pour le dessert après un déjeuner déjà interminable. Lui qui jusqu’à présent marchait avec un peu de gaucherie malgré une assurance feinte avance désormais la tête droite, le torse quasi-bombé. Il continue sa fière tirade, à deux doigts de me prendre par la main ou par les épaules, moi, petite ingénue fragile. Comme en classe jadis, j’écoute le cours d’une oreille en regardant ailleurs. Les arbres, les gens, mes pieds, ma montre. Je regarde tout sauf le ciel. Ça ne le décourage pas. J’attends de pouvoir prendre congé d’Evelyne Dhéliat en me promettant une énième fois de laisser tomber Tinder. C’est dommage, les nuages étaient jolis.

Jour 4 : Obsidienne 

«Je peux entrer?» Mon fils fait un petit oui de la tête, sans lâcher des yeux l’écran de son ordi. Je fais quelques pas dans sa chambre, comme en visite. J’essaie de me souvenir de ce à quoi ressemblait la mienne quand j’avais 8 ans. Trop lointain. Je m’assois maladroitement à côté de lui sur un tabouret bien trop petit pour moi. Dans un paysage tout en carrés, son personnage tape à la pioche sur des blocs noirs. -Tu joues à quoi? -Minecraft. … -Tu ramasses du charbon? -De l’obsidienne. Il continue un moment en silence puis s’arrête soudain, les yeux baissés. -Maman va pas revenir cette fois c’est ça? La gorge serrée, je ne sais pas quoi répondre. Comme lui je fixe le clavier. Sur l’écran, son personnage patiente aussi, seul dans une caverne. 

Jour 5 : Coquelicot

La minuscule rue des Coquelicots avait toujours été sa préférée. On y trouvait si l’on s’y attardait quelque chose d’harmonieux et de reposant. Comme il l’avait fait pendant des années en distribuant le courrier, Joâo s’arrêta devant le numéro huit et fit jouer le clapet de la boite aux lettres. Le bruit métallique déclencha un bref aboiement. De la niche posée au milieu du jardin s’extirpa un vieux chien qui s’approcha en chaloupant. Joâo caressa son crâne massif puis s’assit sur le muret et alluma une cigarette. De l’autre côté, le chien s’assit également. Ainsi posés dos à dos, le vieil homme et le grand chien se plaisaient chaque soir à savourer le début du printemps, lorsque le vent donnait aux Coquelicots le léger parfum de jasmin.

Jour 6 : Cercle

Le vieux bateau avait fini par se briser dans un sinistre craquement. La proue avait pris un angle insolite et avait commencé à s’enfoncer. Tout s’était alors précipité. Les projecteurs avaient grésillé avant de s’éteindre, une eau aussi noire que la nuit avait envahi le pont, et le bateau avait basculé. Les cris avaient été terribles, mais le silence à présent l’était plus encore. Un radeau gonflable avait été jeté à l’eau juste avant le naufrage, et quelques-uns l’avaient rejoint par miracle. Une dizaine sans doute. Peut-être plus. Impossible à dire dans l’obscurité. Ils étaient tassés là, les uns contre les autres, épaules contre épaules, formant un cercle fragile qui frissonnait, comme une étoile anonyme sur le point de s’éteindre.

Jour 7 : Moucharder

La grève allait être une première. Nous l’avions patiemment préparée, dans l’arrière salle du café de Gaillard, un ancien-de-la-chaîne comme il aimait à se présenter. Nous avions recruté un à un des partisans, d’abord réticents, puis gagnés par la force du collectif. Le dernier soir nous avions dû nous serrer dans la salle tant nous étions nombreux, fiévreux et maladroits, mais déterminés. Le lendemain à la première heure les cadres s’étaient répandus dans les ateliers, sortant des bureaux comme des insectes, surveillant les uns, aboyant sur les autres, divisant sous la menace à peine voilée. Savoir lequel d’entre nous avait pu moucharder n’avait plus d’importance. A la pause, nous n'osions déjà plus nous regarder, honteux d’y avoir cru.

Jour 8 : Ordalie

«C’est ici. Attention aux ronces.» Notre guide s’enfonça dans la forêt par un étroit chemin. Dès les premiers mètres, nous fûmes surpris par l’obscurité régnant sous les arbres. L’atmosphère aussi avait changé. L’air était lourd, saturé d’humidité, aussi étouffant que le silence. Nous suivîmes le long sentier jusqu’à atteindre le bras mort de la rivière. Le guide nous laissa reprendre notre souffle en nous racontant l’histoire du lieu. Les dérives de l’inquisiteur local, l’ordalie, la noyade de centaines d’innocents. Je m’écartai un peu du groupe et m’accroupis près de l’eau noire qui avait englouti mon ancêtre, dix siècles plus tôt. Je traçai le signe à la surface et murmurai l’incantation. L’eau frissonna, puis se mit à bouillonner.

Jour 9 : Scorpion

Sirkis alluma une cigarette pendant que la journaliste notait un résumé de leurs échanges. Il avait été surnommé le Scorpion en raison de ses plaidoiries : il reprenait l'analyse de la partie adverse comme on prend son élan, il semblait abdiquer, puis, in cauda venenum, il frappait, instillant le venin du doute qui paralysait les jurés. Il était ainsi parvenu à faire acquitter jusqu’aux profils les plus dangereux, comme dernièrement le meurtrier présumé de trois jeunes filles. C'était l'objet de l'interview. Mais Sirkis arguait qu’il n'avait fait que respecter le droit de chacun à être défendu. Il bailla et jeta un œil au SMS qu'il venait de recevoir. Un message de sa femme. Elle s’inquiétait. Leur fille n'était pas encore rentrée.

Jour 10 : Gourmand

Je me gèle. En même temps je suis en maillot de bain, et on est en novembre. Derrière moi un large fond vert. Philippe me tend un yaourt et une cuillère. Il me rappelle le pitch. La plage, la volupté, la délicatesse, puis la cuillère de Gourmandise, et là, bim, le bonheur sensuel. J’ai envie de lui demander si c’est pour une parodie des pubs sexistes d’il y a quarante ans, mais je ne sais pas si ce serait du goût du DG de Gourmandise visiblement tout joyeux d’être ailleurs que dans une usine, alors qu’on n’en est pas très loin sur le fond. En place. Moteur. Action. Je prends une cuillère avec volupté, délicatesse et sensualité. Ce n’était pas ce que j’avais imaginé comme carrière. Vu le goût de Gourmandise, je mériterais pourtant un oscar.

Jour 11 : Adamantin

Adamantin, réfringence, adularescence, etc. Sur l’écran, l’animateur du téléachat et le supposé expert qu’il a convié déballent leur glossaire dont la technicité est probablement censée justifier le prix de ce qui, dans un vocabulaire plus simple, ressemble à du toc. Je regarde ma grand-mère, installée dans le fauteuil, près de son lit. Elle semble fascinée par les images des pierres précieuses. Si je changeais de chaîne, elle se tournerait vers moi mais oublierait au même instant la raison de son geste, et elle se replongerait avec la même ferveur dans une publicité ou un documentaire animalier. Alors je me contente de lui tenir la main et de rester avec elle dans un présent fragile où même les diamants ne peuvent plus être éternels.

Jour 12 : Cariatide

Sur la photo qui tombe d’un album alors que je trie les étagères, je retrouve mon père. Sur cette photo, comme ceux qui s’appuient sur la Tour de Pise, il avait par un effet de perspective pris la place d’une cariatide, ces grandes statues de femmes impassibles qui côte à côte soutiennent les édifices antiques. Il en imitait la pose, parfaitement d’ailleurs, et comme toujours en souriant. Pourtant ce voyage, qui avait été le dernier tous ensemble, s'était très mal passé. Comme la dernière de ces statues, il avait fait de son mieux pour essayer de porter à lui seul notre famille. Lorsqu'il avait fini par abandonner et par baisser les bras quelques mois plus tard, tout s'était alors rapidement effondré.

Jour 13 : Rassembler

Dans la nuit le ciel s’est renversé. A l’aube, le village ressemble à un port dont l’océan se serait retiré, laissant apparaître un fond de boue, de débris de bois, de plastique, de ferraille, et d’arbres arrachés. Les regards sont rougis, inquiets, tristes ou perdus. Devant les maisons, le contenu des placards que l’on s’affaire à trier cligne des yeux au soleil, comme autant d’histoires rassemblées là, dans le désordre. Pourtant les flots n’ont pas tout emporté. Ils n’ont pas emporté la main qui enlève pensivement la boue d’une photo, ni celle posée sur une épaule voûtée devant la tâche, ni celle occupée à nettoyer une maison qui n’est pas la sienne. Les flots n’ont pas tout emporté. Ils ont même laissé, derrière eux, l’humanité renaître.

Jour 14 : Saturne

Dans ma cité, nous avons échappé aux noms de fleurs ou d’arbres, si prisés par les architectes des années 60. Ces noms ensoleillés et légers, tellement éloignés des immeubles grisâtres sur lesquels ils figurent qu’ils transpirent un froid cynisme. Ici ce sont des noms de planètes. C’est plus original au moins. Pluton, Mars, Jupiter, Neptune, etc. Ces noms ont fini par s’inscrire dans le langage comme une identité donnée aux habitants de chacune de ses planètes, avec entre elles des périmètres et des règles, des guerres et des alliances. La nuit, avec la file continue de voitures, le périphérique qui nous encercle ressemble à des anneaux illuminés. J’aime alors à contempler cet étrange univers depuis ma fenêtre, au 9ème étage de Saturne.