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ava

Il y a 1 an | 250 vues

Le fantôme du passé

1/21 génie
En ouvrant les yeux, je compris immédiatement qu'il était tard. Mon cerveau était embrumé, ma tête me faisait un mal de chien. 
Repensant à la soirée d'hier, je ne pus réprimer un sourire. Quelle idée de génie ! La surprise avait été totale ! 
Mon téléphone portable confirma mes pires craintes : midi ! Dans moins de trente minutes, je devais être chez la “mama”. 
Au moment où je posais un pied par terre, il entra dans la chambre. Vêtu d'une simple serviette, il tenait dans chaque main une tasse de café fumant.
Je me mis à hurler. Cet homme m'était parfaitement inconnu.
Contre toute attente, il sourit et vint s'assoir à côté de moi.
- Graziella ma chérie, tu as cinq minutes pour te préparer. Tu sais bien que la "mama" déteste les retardataires.

2/21 incandescent
Je marchais depuis un bon moment, mes jambes me faisaient souffrir, la nuit était d’encre. Épuisée, je décidais de faire une pause afin de reprendre mes esprits. Balayant du regard les alentours, je finis par la remarquer. Elle avait beau être tenue, cela me redonna espoir. Animée d’une énergie nouvelle, je rassemblais mes dernières forces et fonçais droit vers elle. 
Le souffle court et baignée de sueur, je finis par la trouver. 
Parfaitement immobile, elle se tenait au milieu d’une clairière. Son corps diaphane diffusait une lumière incandescente tout autour d’elle. Je me suis approchée, elle s’est retournée. Terrifiée, je me suis mise à hurler.
Graziella ! Réveille-toi !  C’est fini ma chérie, maman est là, c'était juste un cauchemar.

3/21 cirrus
Quand j'ai compris qu’elle était partie de la maison, j'ai su qu'elle y était retournée.
J'avais pourtant été très clair sur ce point : "tu ne peux pas y aller, c'est trop dangereux". Elle n'avait rien répondu, se contentant de me regarder avec ses grands yeux noirs.
En y arrivant, mon cœur se serra, enveloppé d’une appréhension sourde.  
Je stoppais le moteur et tendit l’oreille. Cette grotte à ciel ouvert était de loin ma plus belle découverte. 
Levant les yeux au ciel, je vis les cirrus défiler tout en sachant que la tempête allait bientôt arriver.
Mon regard s’attarda sur leurs formes très étranges. Et puis soudain, l’inimaginable se produisit. Sous mes yeux ébahis, ils me délivrèrent un message : 
“Graziella est partie”.

4/21 obsidienne
Mon corps tout entier était secoué de spasmes. Je ne savais que trop ce qu’ils signifiaient. La crise s'annonçait telle une déferlante se nourrissant de mes émotions chahutées.
Décidé à l’affronter, je me concentrais à l’extrême. Calant au mieux ma respiration, j'égrenais mentalement les chiffres : “un, deux, trois…”.
Je sentis petit à petit qu’elle rendait les armes alors je continuais mon décompte jusqu’à la terrasser.
Mon soulagement m’arracha une larme, la fatigue sans doute. Mais cette fois-ci c’est bel et bien moi qui l’avait vaincue... fichue crise d’épilepsie.
C’est alors que je l’aperçus. Jamais elle ne serait partie sans lui. Prenant le pendentif en Obsidienne délicatement dans mes mains, je le contemplais et l’espoir revint.

5/21 coquelicot
“Mon premier est le mâle de la poule
Mon second est l’endroit douillet où l’on s’endort tous les soirs
Mon troisième tient en deux lettres, la troisième et la quinzième de l’alphabet
Mon tout est une ravissante fleur rouge composée de quatre pétales d’aspect  froissé”.

“Coquelicot”, pensais-je, tout en fixant le minuscule bout de papier porteur d’un message que je ne comprenais pas. Tout en me remémorant mentalement les événements des derniers jours, je tapotais machinalement mon cou, son contact me rassurait toujours. Mais il n’y était pas.
Surprise, je sondais toutes les poches de mes vêtements. Je ne le trouvais pas davantage.
L’étonnement céda  sa place à l’effroi. Lui seul savait que jamais je ne serais partie sans mon pendentif en Obsidienne.

6/21 cercle
Elle ne devait pas être loin... Mais où ? Cet environnement boisé et accidenté, surtout en bord de mer, regorgeait de cavités naturelles. Mon instinct me soufflait obstinément un autre scénario. Assis dans le canapé, je réfléchissais. Mes yeux balayèrent la pièce jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent sur la bibliothèque et sur un ouvrage en particulier. Mal rangé, il dépassait les autres livres, signe d'une manipulation récente. Je me levais d'un bond et l'attrapais.
C'est à ce moment-là qu'elle tomba sur le sol. Je ne l'avais jamais vu auparavant. Intrigué, je la dépliais. Cela me fit l'effet d'une gifle : un cercle rouge vif, tracé sur la carte IGN, était bordé d'innombrables annotations et de sigles.
Je reconnus instantanément son écriture.

7/21 moucharder
J'étais préoccupée et je rageais intérieurement. Comment avais-je pu être aussi stupide ? Il était désormais à ma recherche. Le mouchard que j'avais dissimulé dans la bibliothèque ne laissait aucune place aux doutes.  
"J'ai au moins eu une bonne idée",  songeais-je tout en tentant de calmer mon énervement. Mais le reste était un fiasco. Et ce bout de papier, messager de l'énigme "coquelicot", ajoutait à ma perplexité. Je ne savais plus qui croire, perdue dans les méandres de mes propres incertitudes.
Au terme de longues réflexions, l'idée germa dans mon esprit et s'imposa comme une évidence. Une seule personne pouvait désormais m'aider. 
Mais il y avait un problème. Et il était de taille.

8/21 ordalie
Tout ceci n’avait aucun sens. Regardant la carte de plus près, je tentais de comprendre ce que Graziella avait écrit mais les commentaires et les sigles demeuraient mystérieux.
Mon incompréhension était à la hauteur de mon désarroi : abyssale.
J’avais un temps imaginé qu’elle reviendrait, me raccrochant à l’idée folle que son pendentif en Obsidienne me la rendrait… et s’il n’en était rien ? 
Je devais remettre de l’ordre dans mes idées. Après tout, j’étais le plus cartésien de nous deux. Quelque chose m’avait échappé, mais quoi ? 
Focalisé sur la carte, j’en avais oublié le livre. En découvrant son titre, “L’ordalie au Moyen Âge, légendes et vérités”, mon pouls s’accéléra et quand je lus le nom de l'auteur je me mis à trembler.  

9/21 scorpion
Les souvenirs affluèrent tel un tsunami. Jamais je n'aurais cru devoir me replonger dans cette période de ma vie. Je repensais aux derniers jours : à cette soirée entre amies et à l'innocence du moment puis à cet inconnu avec lequel je m'étais retrouvée au réveil, sans savoir ce qui s'était réellement passé, excepté qu’il connaissait parfaitement mes habitudes. J'en eus froid dans le dos. Le message énigmatique retrouvé dans la poche de mon manteau venait de lui. De cela, j'en étais certaine.
Rassemblant tout mon courage, je dégrafais mon pantalon et fixais mon bas ventre dénudé. Sa vision m'était pénible. J’avais toujours détesté ce tatouage en forme de scorpion. Mais il était porteur d’un message. Le temps était venu d’affronter le passé.

10/21 gourmandise
Je profitais de la vue panoramique, le téléphone portable posé à côté de moi. Lorsque j'avais acheté cette maison, c'était une ruine, perdue au milieu des oliviers. Cela avait bien changé. 
Un bruit de vaisselle cassée dans mon dos me rappela la maladresse de Carlota. Jamais je n’aurais imaginé qu’une aide-ménagère puisse être gauche à ce point-là.
-   Je suis désolée Monsieur, je voulais vous faire une surprise !
-   Et vous avez réussi ! Ce sont vos nouvelles créations ? 
-   Celles de ma cousine. Dans mon village, on les appelle des “Gourmandises”. Ce sont des biscuits….
Le téléphone sonna à ce moment-là, mettant un terme à notre conversation. C’était l’appel que j’attendais.

A l’autre bout du téléphone, bien loin de la Sicile, il se mit à parler.

11/21 adamantin
Je savais désormais ce que j’avais à faire. Prise d'une envie irrésistible de la voir une dernière fois, je marchais quelques minutes pour rejoindre la falaise, face à la mer. Observant le sentier étroit qui la bordait, je pensais à Alessandro. Nous l’avions emprunté si souvent, au détour d’une balade ou pour les besoins de nos recherches. 
Mon cœur se serra. 
La pluie s'était mise à tomber. Sous mes yeux, les nuages noirs effectuaient une danse éblouissante, enchaînant les figures de style tels des pantins désarticulés. Les rouleaux, puissants et chargés d'écume, venaient mourir en rafales cadencées sur les rochers devenus gris, dépossédés de leur éclat adamantin.
A regrets, je m’arrachais à ce spectacle magnifique. Il était temps de partir.

12/21 cariatide
En démarrant la voiture, je jetais un coup d'œil dans le rétroviseur. Mon béret sur la tête peinait à contenir mes longs cheveux noirs qui retombaient en cascade sur mes épaules, créant un contraste étrange avec la pâleur de mon visage, dénué de toute expression. J’étais une cariatide soutenant un poids invisible, celui de mon passé. Déstabilisée, j’ôtais le béret d’un geste brusque.

Au moment d'emprunter l'autoroute, je me ravisais. L'heure était venue de lui parler.
En arrivant devant la maison, je montais d'un pas lent la volée de marches, prise d'une hésitation naissante. J'étais sur le point de faire demi-tour quand elle ouvrit la porte.
- Graziella ma chérie, que me vaut cette visite inattendue ? 
- Je peux entrer cinq minutes, mama ?

13/21 rassembler
J’avais tenté de la joindre sur son portable, laissé des messages vocaux, Graziella ne répondait pas. Mes textos avaient subi le même sort. J’avais même tenté de la géolocaliser, la fonction était désactivée. L’énervement céda peu à peu la place à l’inquiétude : Où était-elle ?
Décrypter les annotations de la carte demeurait impossible. J’étais perdu à moins que….
Je composais le numéro de téléphone mais basculais sur la messagerie. C’était inhabituel alors je recommençais encore et encore. 
Finalement, elle décrocha.
Mama ?
Alessandro !  
A ce mot, j’entendis en arrière-plan le son d’une autre voix, je la reconnus instantanément. Et puis la conversation fut coupée.
Je savais où aller désormais. Rassemblant quelques affaires, je me mis en route.

14/21 saturne
Le temps m'était compté. Alessandro allait arriver.  
- Mama, surtout ne dis rien et laisse-moi parler jusqu'au bout.
Elle me regarda de ses grands yeux bleus. Malgré son âge, leur éclat était magnifique.
Je lui racontais l’histoire telle que je l’avais reconstituée, me livrais sur ces questionnements qui m’habitaient depuis l’adolescence, lui expliquais combien il m’était difficile de rassembler le puzzle de ma vie.
Elle nia.
Alors dans un geste désespéré, je découvris mon bas-ventre en lui montrant le tatouage.
Elle blêmit, pleura doucement puis enfin, se mit à parler.  
Quand elle eût terminé, j’étais dévastée mais soulagée. Une dernière question me taraudait.
Pourquoi “Saturne” ?
La sonnette de la porte retentit avant qu’elle ait pu répondre.

15/21 talisman
Des tonnes de questions et beaucoup d'incompréhension, telles furent nos retrouvailles. Alessandro s'entêtait à ne pas comprendre pourquoi je l'avais tenu à l'écart.
Nous discutions tous les deux depuis longtemps, moi assise dans un fauteuil, lui marchant nerveusement dans le salon, mettant et ôtant continuellement les mains dans les poches de son pantalon. Au bout d'un moment, machinalement, il les vida et déposa leur contenu sur la table du salon. Je l'identifiais immédiatement et m'en saisis : mon pendentif en Obsidienne, mon talisman ! Comment avais-je pu partir sans lui !
Voyant mon regard s'illuminer, il s'arrêta net. Mais, je ne lui avais pas encore tout dit : j'avais un voyage à entreprendre et je devais le faire seule.

16/21 pourpre
J'organisais mon voyage en un éclair. Après tout, la Sicile n'était pas si éloignée. Je partirai en avion, c'était le plus simple. Pressée d'en découdre désormais, les  heures, semblables à des siècles, s'étiraient en longueur. Mon départ était prévu le lendemain. 
Impatiente et terrifiée, ma nuit fût blanche. Je quittais la maison familiale au petit matin, laissant derrière moi la "mama" et Alessandro. 
Pendant que je roulais, le jour se leva, dévoilant un ciel de couleur pourpre d'une sublime beauté.  
Le temps fila à toute vitesse et en moins de deux heures, je me retrouvais à l'aéroport, prête à embarquer.

17/21 subrepticement
L'aéroport était bondé. Des familles, des couples, des hommes et des femmes d'affaires, je regardais ces gens s'agiter mais j'étais hors du temps. Une fois installée dans l'avion, je m'endormis aussitôt sans remarquer l'homme qui, subrepticement, venait de prendre place juste derrière mon siège.
En arrivant à Palerme, je louais une voiture. Le plus dur restait à venir.
Durant le trajet, je pensais à ma famille, à tous ces non-dits, aux cassures…fantômes nourriciers de mes propres questionnements.
Ma quête s'achèverait sur cette île, d'une façon ou d'une autre, j'en avais la certitude.   
J’étais presque arrivée quand soudain, et à perte de vue, des champs immenses de coquelicots s'offrirent à mes yeux. Cela me fit l'effet d'un uppercut.

18/21 soupirer
Alessandro soupira. Il discutait depuis des heures avec la "mama" mais sentait qu’elle ne lui disait pas tout. Alors, il leva le voile sur sa propre histoire, dans l'espoir fou qu'elle se livrerait pour de bon. 
Il lui parla de son enfance solitaire, enfant unique abandonné par sa mère, élevé dans l'ombre d'un père par une cohorte de nounous. Ce père, historien de renommée mondiale dont il avait toujours refusé de porter le nom.
L’arrivée de Graziella dans sa vie avait tout bouleversé. Son père ne la connaissait que par photos interposées mais les présentations étaient imminentes.

Quand il eut terminé,  la "mama" était blême. Alessandro dut tendre l'oreille pour entendre la question qu'elle lui posa dans un souffle, juste avant de s'évanouir.

19/21 citrouille
J'étais arrivée et j’étais pétrifiée. Mais il était bien trop tard pour faire demi-tour, alors je sonnais.
Rapidement, une dame d'un certain âge vint me chercher. 
Nous traversâmes la maison avant d’atteindre une immense terrasse avec vue panoramique sur la méditerranée. Une table avec deux couverts était dressée au beau milieu. Manifestement, il m'attendait.

- Tonio avait raison ! 
- Qui est Tonio ? articulais-je mal à l’aise.
- J’ai dû te faire suivre Graziella… Dire qu’il a commis l'erreur de s'introduire dans votre maison, quel idiot !

Je n’y comprenais rien.

Il s’adoucit :
Viens t'asseoir déguster une des nombreuses spécialités de Carlota : la "caponata de citrouille" ! 
Son regard s'assombrit. 
- Je vais te raconter l’histoire de nos vies.

20/21 banquise
-  Alessandro s’est mis à m'envoyer des photos et je suis tombé dessus. C’était l’été dernier, lors d’une sortie en bateau. Je l'ai vu et j'ai compris. Ton tatouage est unique, très caractéristique. Il est surtout l'emblème féminin de notre famille. Je n'avais plus de doute. Dire que je t'aie cherchée pendant tant d'années. Toi aussi, tu étais sur le point de me retrouver. Quelle ironie, tu ne trouves pas ?

Mon cerveau était en ébullition, j'étais définitivement perdue.
- Que vient faire Alessandro dans cette histoire ?

Mon père me fixa longuement.
- Alessandro est mon fils.

Semblable à la banquise, mon cœur se craquelait, j'allais mourir d'une crise cardiaque.
Il posa sa main sur la mienne et répéta :
- Alessandro est mon fils... adoptif.