Retour à l'espace passion
visuel principal de la chronique
valambois

Il y a 1 an | 512 vues

Dénouement... sinistre

SINISTRE DENOUEMENT… -1-

Il sembla brusquement sortir d’un rêve… plutôt d’un cauchemar.

Il contempla longuement le corps désarticulé allongé à ses pieds dans une position improbable.

Comment en était-il arrivé à une telle extrémité, lui qui abhorrait la violence ? Comment avait-il pu décider de régler ainsi le problème ?

Il se pencha, lentement, tendit la main vers le visage de l’homme gisant sur les dalles entre deux fauteuils de l’immense salon, puis s’enhardit à poser deux doigts sur le cou, là où battait la carotide… Mais ne sentit rien…

Il était bel et bien mort !

« Bon sang, Pierre, murmura-t-il, pourquoi me répétais-tu donc sans arrêt que j’étais sans doute un génie ? Pourquoi m’avoir fait miroiter je ne sais quel mirage ? Pourquoi ?... »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -2-

 Tout avait débuté dix mois plus tôt, au cours d’un salon du livre dans un village perché des Alpes. Il avait un nouveau roman à présenter, un polar mêlant des épisodes historiques à une intrigue sophistiquée, qui remportait des commentaires enthousiastes de la part des lecteurs.

Alors que la première journée s’achevait, il avait rejoint le belvédère qui surplombait la chaîne alpine en un époustouflant paysage. Il avait besoin de souffler un peu, au calme. L’astre du jour plongeait littéralement derrière les sommets enneigés, dans un ciel incandescent striés de nuages effilochés.

Une grande sérénité s’insinua dans tout son être, douce, apaisante, presqu’aimante.

C’est à ce moment-là qu’un inconnu l’avait abordé…

 

SINISTRE DENOUEMENT… -3-

 « J’ai lu votre livre… Une merveille de suspense digne des plus grands… Je tenais à vous le dire de vive voix… »

Il remercia ce grand type surgi de nulle part. La soixantaine bien tassée, chevelure argentée, regard franc aux iris d’un vert transparent, sourire presqu’enjôleur, voix profonde qui faisait sans doute craquer les dames.

Le crépuscule envahissait lentement le village, l’empêchant de bien détailler le bonhomme. Quelques cirrus scintillaient encore, semblant accrochés à quelqu’invisibles sommets.

« Je me présente… Pierre Sontard… Directeur de collection chez Zone-Polar, et un de vos plus fidèles lecteurs. »

Ils se serrèrent la main, avant de rejoindre la salle du salon, presque vide à cette heure tardive.

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -4-

 « Vous êtes vous-même auteur ? » demanda-t-il.

« Non, pas du tout. Je suis juste à la recherche de bons livres pour les éditions. Ma seconde passion après la minéralogie… Eh oui, je collectionne les pierres… les cailloux comme dit ma petite-fille ! Si cela vous dit, je peux vous faire découvrir ma collection que certains qualifient d’unique ? »

Il accepta, presque sur un coup de tête… ou alors influencé par la voix si envoûtante.

Ils se retrouvèrent à son domicile, une vieille bâtisse en pierre. La collection était vraiment impressionnante, depuis les pauvres cailloux glanés le long des routes, jusqu’à de véritables petits bijoux valant des fortunes. Mais ce fut un lot d’obsidiennes de toutes tailles qui le captiva.

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -5-

 « Il m’a fallu des années de recherches pour constituer cette série d’obsidiennes, expliqua Pierre Sontard. La plus belle est celle-ci… Regardez ! C’est une mahagonite… »

C’est vrai qu’elle était envoûtante. Il ne savait pas qu’une obsidienne pouvait être rouge, à peine parsemée de quelques points d’un noir profond. Belle de par ses couleurs, belle de par sa rareté. Elle l’hypnotisait, le renvoyant dans les lectures de son enfance, et leurs mystères des mondes souterrains chaque soir renouvelés.

« Elle me renvoie aussi à des courses échevelées dans le champ de coquelicots qui jouxtait la maison familiale, confia-t-il soudain à son hôte… Un immense tapis de taches d’un rouge semblable où j’aimais à me perdre… »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -6-

 Pourquoi lui racontait-il cela ? En quoi cela pouvait-il l’intéresser ? A moins que… à moins que cette pierre à peine plus grosse qu’une mandarine n’exerçât une sorte de pouvoir sur ceux qui la contemplaient…

« Elle provient du cratère du Vésuve, renseigna Pierre. Elle a été découverte à Pompéi par un ami qui me l’a offerte… »

Pierre l’invita à s’installer dans le salon de la vieille maison, pour cette fois discuter littérature.

« Je cherche des auteurs pour écrire dans une série de petits polars sans prétention. Je voudrais en effet former une sorte de groupe d’écrivains qui ne soient issus des cercles habituels, dont on entend sans cesse parler. Des auteurs qui démontreraient que de bonnes plumes existent partout… »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -7-

 Il le fixa un moment, sans trop comprendre en quoi il pouvait aider Sontard dans cette entreprise. Lui, ce qu’il affectionnait, c’étaient les enquêtes de longue haleine, avec moult pistes qui entraînaient son héros souvent loin du sujet. Il le lui fit remarquer :

« Moi, je ne sais pas écrire de petits polars. »

« Je ne le sais que trop, cher ami, j’ai lu tous vos bouquins. Vous, vous seriez en quelque sorte l’outsider du groupe, le hors-série que les lecteurs attendraient tout en découvrant vos petits camarades… »

« Je vois… Mais… Et si, par le plus grand des hasards, quelqu’un venait à moucharder… aux autres… que… ? »

Pierre, peu surpris de sa répartie, le coupa :

« On s’en fout ! » dit-il tout en remplissant les verres…

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -8-

 Il prit son verre sur la table basse, le porta à ses lèvres, le cerveau en ébullition. Autrement dit, Sontard le comparait à cette obsidienne rouge sur laquelle viendraient s’agréger les autres auteurs comme autant de points noirs !

Pourquoi l’avait-il choisi, lui et pas un autre ?

Etait-il capable de mener cette tâche ? Et si les auteurs à venir s’apercevaient qu’ils n’étaient que des pantins, des faire-valoir, et prennent la mouche ?

« Ne risquent-ils pas de me prendre à partie, de m’en vouloir… à mort ? »

« Oh ! Cher ami ! Craindriez-vous une quelconque ordalie ? Nous ne sommes plus au Moyen-âge, que Diable ! Le jugement de Dieu est aboli depuis longtemps ! Réfléchissez à ma proposition… Nous en reparlerons bientôt… »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -9-

 A partir de ce jour, tel le venin du scorpion, le magnétisme de Pierre s’infiltra peu à peu en son esprit. Ce fut comme une pensée fantôme colonisant ses neurones, envahissant tout au fur et à mesure que l’autre distillait les idées, les possibilités, les conseils et les directions à prendre. Ils en vinrent tous deux à mettre sur pied toute une galaxie autour de ce simple but : mettre sur les rails une collection écrite à mille mains pour un même personnage.

Leur première tâche fut de créer ex-nihilo un héros que tous pourraient utiliser en appliquant quelques consignes faciles à intégrer.

Là encore, c’est Sontard qui édicta les principes de base, sachant utiliser les bons arguments pour que son partenaire s’y plie !

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -10-

 « Tu comprends… Il faut que ce héros soit un mec relativement simple, chaque lectrice et chaque lecteur doit pouvoir se couler dans son personnage. »

« C’est tout de même un flic ? »

« Absolument… Une sorte de mix de San-Antonio pour la verve, et de Maigret pour l’opiniâtreté. Un peu comme certains policiers de séries télé… mais sans tous les états d’âme dont les scénaristes les affublent… Il faut qu’il soit en quelque sorte le gendre idéal pour la ménagère de 50 ans, et le pote pour le mari de cette dernière ! Je pense même qu’il fera un jour un beau personnage de série ! »

C’est avec une évidente gourmandise qu’il s’empressa de mordre à l’hameçon, imaginant son propre roman choisi pour pilote d’une série télévisée…

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -11-

 Avant que son futur livre, cinq cents pages lui avait conseillé Pierre, ne soit repéré par un réalisateur ou un producteur, il lui fallait trouver une idée… Et même une excellente idée…

« Sauf que des romans policiers, j’en ai jamais conçus. Je suis plutôt lecteur de ce genre de littérature, même que j’en suis accro ! »

L’autre l’avait alors regardé d’un drôle d’air, avant de lancer :

« Tu n’es donc plus partie prenante de mon idée ? Tu ne comptes pas t’investir dans ce projet de collection dont l’intérêt est évident, dont l’évidente réussite ne peut être qu’adamantine ? »

« La question concerne ma capacité à écri… »

« Tu me saoules ! coupa Sontard. Je te sais capable de produire un excellent polar ! Alors, au boulot ! »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -12-

 Il se retrouva devant une superbe page blanche !

D’abord trouver une idée… la développer en un plan… organiser le récit pour que cela tienne en haleine… Le lecteur doit vouloir tourner la page !

Les jours s’étirèrent… vite interminables, son cerveau refusant de relever le défi. Son approche ne lui convenait pas !

Un matin noyé sous une pluie froide, il appela divers amis, auteurs de perles littéraires : puisqu’il fallait créer un cercle, autant commencer par là. Autour d’un pot de beaujolais et d’assiettes de cochonnailles, il leur soumit l’idée de Pierre Sontard, terminant par :

« Le gars nous demande simplement d’être les cariatides soutenant un projet innovant, celui d’un groupe d’auteurs autour d’un héros commun… »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -13-

 Un brouhaha avait suivi l’annonce de la création d’un cercle d’auteurs triés sur le volet. Jusqu’au moment où l’un d’eux avait crié :

« Il sort d’où, ce Pierre… machin ? Ici, personne ne le connaît, même la Toile est muette à son propos. »

Aïe ! Cela débutait mal. Devant les regards interrogatifs, il fallait trouver la parade, convaincre…

« Je l’ai rencontré dans un Salon. Directeur d’une maison d’édition, il cherche des gens comme nous pour constituer ce fameux cercle. Je pense que ce serait une belle expérience de se lancer dans cette aventure, et de nous faire connaître.

Il continua sur sa lancée, détaillant divers points du concept, comme Pierre le lui avait expliqué, et finit par rassembler un groupe conséquent.

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -14-

 Tout s’emballa dans les semaines suivantes. Pierre Sontard rencontra les différents auteurs, créa une page active sur un réseau social connu, multipliant les messages, tout en remettant sur rails sa maison d’édition. Son enthousiasme communicatif gonfla tout le monde à bloc.

Les premiers manuscrits arrivèrent très vite sur le bureau du directeur de collection, c'est-à-dire lui-même.

« Veux-tu faire partie du comité de lecture ? » demanda-t-il à Pierre.

« Pas la peine. Ce que j’ai lu est de bonne facture. J’ai tout envoyé à l’imprimeur ! »

Il était estomaqué, comme si Saturne venait de perdre ses anneaux !

« Chez l’imprimeur ? Tu te fous de moi, là ? Ne devait-on pas travailler de concert ? C’est un passage en force ! »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -15-

 Sentant la colère monter en lui, il se demanda soudain si Sontard n’avait pas tout simplement profité d’une certaine crédulité de sa part.

« Ecoute-moi bien, Pierre… Pour que la suite de cette aventure se déroule sous les meilleurs auspices, il sera bon que tu ne zappes pas les avis des autres, et que les décisions soient prises en commun ! Sans cela, je ne… »

« Holà, l’ami. Tu ne vas pas te mettre en rogne pour une peccadille ! J’ai juste voulu aller vite pour tout mettre en place et gagner du temps. Pas plus, crois-moi… »

Ils en restèrent là, mais il se promit d’être vigilant.

Dans les jours qui suivirent, les quatre premières « Enquêtes de John Talisman » virent le jour, sous les regards satisfaits de leurs auteurs.

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -16-

 Lui l’était un peu moins, satisfait ! Il y eut une nouvelle confrontation avec Sontard :

« Franchement, quelle idée d’avoir changé le nom du héros ? Tu as au moins demandé aux auteurs ? »

« Absolument, mon cher ! Ils ont été conquis par mes arguments. Regarde un peu ces bouquins… Ne sont-ils pas magnifiques ? »

C’est vrai que les couvertures éclatantes de couleurs, mises en relief par la nappe de velours pourpre de la même teinte que le bandeau de chaque titre donnaient envie de se les procurer.

« N’empêche, bon sang, ce nom est carrément stupide pour un flic, même s’il est hors normes ! »

« Tu es stupide toi-même ! Talisman ! Réfléchis au moins un bref instant, et tu comprendras pourquoi j’ai choisi ce patronyme… »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -17-

 Il aurait voulu adhérer à l’idée de Sontard, mais la frustration d’avoir été encore une fois berné le rongeait :

« Tu leur as fait avaler quelle couleuvre pour qu’ils te suivent ? »

Pierre s’empara d’une coupe de champagne, parcourut du regard l’assistance qui avait répondu aux invitations pour lancer la collection, eut un sourire satisfait, et lui dit :

« Je ne t’ai en effet ni consulté pour le titre de la collection, ni pour le nom de notre héros. Un talisman est un objet, religieux ou pas, souvent gravé de signes ou de symboles inconnus mais porte bonheur. Cela s’insinue subrepticement dans l’inconscient des lecteurs… Tu piges ? Un détective portant ce nom ne peut-être que le signe de la réussite absolue ! »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -18-

 Il eut un long soupir résigné, comprenant que l’autre l’avait berné, utilisé, depuis le début… A des fins personnelles ? Pour renflouer sa maison d’édition ? Pour voir son nom accroché à un héros, sur des centaines de couvertures ?

Il ne savait pas vraiment…

Sans plus soupirer de dépit, il préféra se plonger dans les babillages de la réception qui était vraiment une réussite, dialoguant avec tout un chacun, tentant même de dessiner l’avenir !

D’autres titres virent le jour, attirant de nouveaux lecteurs, donnant vie à cet étrange John Talisman…

Et puis, peu à peu, tout se mit à dérailler, insidieusement…

De temps à autre, Sontard faisait passer aux auteurs des notes sur la vie de la collection, sur la direction à prendre…

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -19-

 Il se plongea dans son propre roman, utilisant le nom de John Talisman, sans prendre connaissance des exigences de plus en plus restrictives de Pierre, imposant des contraintes concernant le nombre de pages, la vie privée du héros, ses relations.

Un soir, la sonnerie du téléphone le fit sursauter ; c’était un des auteurs ;

« Je viens de recevoir un courriel de Pierre. Il veut cinquante euros pour publier le dernier roman que je viens de lui faire parvenir ! »

« Quoi ? C’est impossible… »

« Si, mon vieux… De plus, aucun de nous n’a reçu le détail des ventes du semestre, alors qu’il s’y était engagé !  Tu comprendras que ça grogne… On veut bien jouer les Cendrillon, mais que la citrouille renvoie l’ascenseur, sinon… »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -20-

 « Je me renseigne et je te rappelle. »

Il demanda à un ami informaticien de sonder plus avant sur Sontard. La réponse ne se fit pas attendre :

« Tu es prêt à retranscrire ce que j‘ai dégotté ? C’est du lourd ! »

Un froid digne de la banquise l’envahit en écoutant son copain.

Il fila aussitôt au siège de la maison d’édition, trouva Pierre dans la lecture de son propre manuscrit, envoyé depuis quelques jours.

« Tu sais que tu as une belle plume ? Je me régale… Pourtant, je me dois de corriger un peu ici ou là. Trop long, trop alambiqué… »

Il lui arracha le manuscrit des mains :

« Je te le retire… Tu t’es bien foutu de nous tous ! Tu n’es pas à ta première arnaque, d’ailleurs. Il va falloir rendre gorge, voleur, et vite ! »

 

 SINISTRE DENOUEMENT… -21-

 Lorsque les flics débarquèrent, il était toujours planté là, face au corps, couteau en main. Il ne réagit même pas quand ils le menottèrent, leur expliquant seulement que l’autre avait éclaté de rire devant les accusations à son encontre…

« Vous êtes tous des naïfs qu’il a été si facile de manipuler. Tous vos écrits m’appartiennent, vous avez signé un contrat d’édition, comme tu vas le faire pour ton bouquin, mon cher… Tu n’as pas le choix ! Vous m’appartenez… ! Vous êtes mes choses ! »

Le poignard qui lui servait de coupe-papier traînait sur le bureau.

Il s’en saisit, tandis que l’autre se levait.

Un premier coup, au hasard…

Un second, porté au niveau du cœur, malgré le regard éperdu de Sontard.

Les flics l’emportèrent…