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Alan

Il y a 1 an | 205 vues

Et encore d'autres choses... 3ème semaine

D’une voix lasse, grumeleuse, comme si elle avait avalé tous les mégots qu’elle alignait depuis une heure dans le cendrier, elle avait dit  « c’est fini entre nous ». Il entendait encore, longtemps après qu’elle avait disparu dans la foule grouillante du port, le claquement sec de ses talons sur le sol crasseux du café. Tac-tac-tac…une rafale lui explosant le cœur. Restait une trace de rouge à lèvres sur son verre, et son briquet bleu, oublié sur  la banquette. La trépidation du tramway dans la rue le tira de son hébétude. Son verre de blanc trop matinal roulait dans son ventre avec des bruits de ventouse. La bile au bord des dents il agrippa le briquet et le serra au fond de sa poche. Un talisman, pour qu’elle revienne.

 

Il ramassait sur la plage des coques de buccins, d’arapèdes et de pourpres, les collait sur des assemblages de bois flottés, et sortait son matériel de graffeur pour figurer des vagues, des algues brunes et d’horribles sirènes aux cheveux rouges qui rampaient sur un fond hérissé de coquillages. On aurait dit des récifs fabuleux et terribles élevés contre le ciel, prêts à éventrer navires et marins dans un maelstrom intense et vertigineux. Pour finir il prenait un pinceau et dessinait en noir, tout en bas, submergés par les flots, les fantômes médusés des martyrs de la fureur océane.

 

Un essaim chamarré de grosses femmes en boubous, de maigres enfants en guenilles, de mendiants difformes et puants, de vendeurs d’eau en sacs de plastique et de porteuses d’ananas tendues sous le poids de leurs bassines en fer blanc se répand et bourdonne dans les allées boueuses du marché.  Un écœurant mélange de relents de manioc fermenté, de gombo, de riz gras et de fritures de poisson séché alourdit la touffeur ambiante. L’orage qui menaçait éclate enfin. Sous l’étal d’un marchand, une main apparaît. Elle saisit subrepticement une mangue, aussitôt enfouie sous le tee-shirt rouge et troué d’un gamin famélique qui s’enfuit sous la pluie battante de la mousson d’été.

 

Il avait lui aussi soupiré après le fric, après l’amour, après la célébrité. Le fric était venu, puis parti, puis revenu et reparti,  comme une marée fétide, laissant derrière elle rognures et débris et dans sa gorge un goût de gerbe amère. L’amour avait été pluriel et s’était tant dispersé qu’il n’en restait qu’une navrante envie de solitude. Quant à la célébrité, les posts imbéciles de ses milliers de followers lui avaient fait regretter le temps où il n’était personne, à l’abri des courtisans et des insultes. Tous ces efforts, ces abandons, ces reniements, pour être là ce soir, au fond de sa loge, à rêver d’un jardin fleuri au bout de nulle part.

 

Un alignement de citrouilles, pareilles à des soleils échoués sur la lisière du verger, éclairait le soir. Sous un pommier, sur l’herbe épaisse, fatigués par la marche et le poids des années, ils étaient étendus dans la lumière d’automne, enlacés comme des amants repus, les mains mêlées, les yeux dans les yeux, évoquant en silence les ivresses passées et d’anciennes jeunesses. Au sommet de l’arbre, une famille de merles s’épuisait à reprendre en canon une strophe  de gazouillis, de flûtes et de grincements sonores. Il effleura ses lèvres du bout des doigts. « La nuit tombe, rentrons.»

 

Le port de Tiksi était entièrement pris dans les glaces. Par soixante et onze degrés de latitude nord, la mer polaire ne dégèlerait qu’en juillet, pour deux petits mois, et la  banquise en cette fin d’hiver offrait un spectacle saisissant d’écailles chevauchées et soudées comme la peau d’un formidable dragon albinos. Les courants et les vents avaient travaillé avec rage pendant dix mois pour construire cet assemblage de radeaux fracturés, coulissés et ressoudés qui s’étendait jusqu’à l’horizon et donnait à la ville l’allure d’une colonie spatiale arrimée sur une lune hostile.

 

La porte de la chambre froide était mal fermée. Elle essaya de la pousser mais quelque chose bloquait le pêne. La poignée lui glissa des  mains et la porte s’ouvrit libérant une avalanche de  glaïeuls, de lisianthus, d’arums, d’amaranthes, de dalhias et de  roses blanches qui roula sur elle dans un bouillonnement éperdu de couleurs, de friselis et de senteurs sucrées. Tombée sur son derrière au milieu de la débâcle, Amandine entendit le roulement du portail du hangar et les cris de son père. Trop tard pour s’enfuir.