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Il y a 6 mois | 243 vues
Un mois d'écriture...
TALISMAN
D’avant en arrière, avec l’ongle de l’index droit, la médaille calée sur son pouce, au fond de la poche de son bermuda en velours marine élimé, le geste est invariablement le même depuis des années.
De l’autre main, il tente de reproduire les pleins et les déliés parfaits du maître. La plume crisse. Par malchance, il est né gaucher, et malgré toutes les menaces, personne n’a jamais réussi à le corriger.
« Sors la main de ta poche, tu te tiendras plus droit et ton écriture aussi. »
Il ne peut pas lâcher son talisman, seul souvenir qu’il garde de sa mère, emportée par la tuberculose après sa naissance. Mais il n’ose pas parler. Il garde alors effrontément sa main dans sa poche et finira encore au coin, avec des centaines de lignes à copier.
POURPRE
Sa silhouette ramassée s'excuse d'être là sous sa casquette à carreaux.
Il a disposé sur le tapis deux bouteilles de cidre bas de gamme marque distributeur en bouteille plastique et préparé depuis de longues minutes son billet de 5€.
« 4€02. Deux centimes, peut-être ? »
La panique. Il sait qu'il est trop lent. Sa femme lui reprochait constamment quand ils faisaient encore leurs courses ensemble. Elle n'est plus là pour le houspiller, mais il lui semble l'entendre râler derrière son dos. Il me regarde avec un sourire gêné. Je lui rends. Ses joues virent au pourpre, ses mains tremblent et peinent à attraper la petite pièce rose espiègle qui joue à cache-cache au fond du porte-monnaie à clapet élimé.
« Merci bien et une bonne journée. »
SUBREPTICEMENT
Pour sa première en tant qu’enfant de chœur, c’est un sans-faute.
Si ce n’est cette satanée ostie collée à son palais comme une ventouse. Malgré toute la salive produite, la pastille ne fait que ramollir en adhérant davantage et elle ne fond pas aussi vite qu’espéré. Il essaie de la racler du bout de la langue comme un forcené, rien n’y fait.
Il ne va quand même pas y mettre les mains.
Coup d’œil furtif à l’assemblée méditative, afin de s’assurer que personne n’a remarqué son petit manège. Il se penche davantage, feignant un recueillement profond, et glisse subrepticement un doigt dans sa bouche pour décoller la coquine. Elle cède. Soulagement.
À la sortie, Louise lui susurre à l’oreille : « Il te reste un bout de Jésus sous l’ongle ! »
SOUPIRER
La porte peine sur le capharnaüm : caleçon, partitions, mouchoirs usagés à 1m32 de la poubelle croulante, carte de bus, livre à lire pour la semaine dernière - t’inquiète, tranquille, on a carrément le temps -, fiche de révision avortée, bricolage en cours, pelures de clémentines - il a mangé un fruit ?!-, chaussette(s) au singulier pluriel, chat, cadavres de biscuits, truc indéterminé, devoir « perdu » par la prof, plante verte – ? Ouais, c’est un défi Insta, laisse tomber, tu peux pas comprendre…
Oser un « tu pourrais peut-être ranger un peu » qui se finit en « JE VEUX QUE TOUT SOIT NICKEL DANS TRENTE MINUTES ».
Fermer la porte sur des yeux qui roulent et l’entendre soupirer dans son micro « t’inquiète c’était rien, c’était ma mère ».
CITROUILLE
« Plus haut la jambe. Tendez le genou. Le menton. Les bras. C’est mou, du rythme ! Et un et deux et… »
Elle n’en peut plus, ses jambes flageolent, les larmes montent. Elle file dans les vestiaires les cacher. En dénouant les rubans roses qui lui cisaillent les jambes, elle croise son reflet dans un miroir : une énorme citrouille saucissonnée dans un justaucorps trop petit, impossible pour ses parents d’en acheter un neuf tous les ans. Elle arrache les pointes, le sang afflue d’un coup dans ses orteils et lui fait un mal de chien. Les cloques sur ses petits doigts ont explosé et saignent. De rage, elle balance les chaussons à l’autre bout de la pièce en hurlant.
Du haut de ses douze ans, ses rêves de danseuse étoile tournent au cauchemar.
BANQUISE
Regard perdu à l’horizon. Son espace vital se restreint à chaque micro-hausse de température. Et lui, de sa banquise, n’y peut rien. Il voit de loin le ballet des paquebots, ces monstres marins artificiels qui sillonnent ses mers, il voit le manège des avions, des hélicos, des jets qui balafrent son ciel. Et son beau paradis fondre inexorablement. Il aimerait crier au monde d’arrêter. Juste arrêter. Personne ne l’a invité à la COP 27, ni aux précédentes d’ailleurs. Il ne peut qu’arpenter son glaçon en rugissant dans le vide, en hurlant à la mort sur son pôle.
Que peut-il faire, lui, simple ours blanc, face à la folie humaine ? Juste se lamenter, et pleurer cette terre que l’homme achève. Si, un jour, il en croise un, il paiera pour tous.
EPERDU
Elle a vingt-et-un ans et le ventre rond. Un petit gars de dix-huit mois tournicote, s’agrippe à elle, pleurniche.
Elle aurait dû être infirmière, médecin peut-être, elle était plutôt bonne élève là-bas. Ils ne pouvaient pas rester même cachés, on les retrouvait à chaque fois. Quasi aucune émotion ne filtre derrière ses mèches brunes quand elle raconte son histoire. Elle pourrait être ma fille. De mon côté, les émotions se chamaillent. Ne pas s’attacher.
La rage prend le dessus.
La rage de les voir empiler une énième fois leurs affaires dans leur voiture.
La rage de la voir partir vers un avenir plus qu’incertain, mon regard plus éperdu que le sien.
La rage d’imaginer les conditions d’accueil de leur bébé.
La rage de notre impuissance.

(avec les mots : ordalie, scorpion, gourmandise, adamantin, cariatide, rassembler, saturne)
Magnifiquement désirable dans sa robe blanc immaculé.
Éblouissante sous le soleil bouillant de juillet.
Des mois qu’elle peaufine ce moment jusqu’à la perfection, et que je l’accompagne dans ses préparatifs. C’est moi qui ai suggéré cette robe, gansée de dentelle, qui souligne élégamment et toute en simplicité ses courbes généreuses. Cette fille a une classe incroyable. Et un charme irrésistible.
Je l’aime depuis que nos fesses ont partagé le même banc de fac. Être sa témoin est à la fois une immense joie et un crève-cœur monstrueux, l’acide impression de rejouer les ordalies d’antan.
Je suis avec elle, mais pas à la bonne place.
Et cet abruti de photographe qui nous demande de sourire.
Cheese…
Je coulerais volontiers mon venin tel un scorpion au plus profond de sa cuisse, espérant qu’elle meure dans d’atroces souffrances. Cette vipère ne mérite pas l’homme qu’elle vient d’épouser. C’était à moi, rien qu’à moi, qu’il était destiné. Il aurait dû rester mien. Notre route était toute tracée avant qu’elle débarque, intelligence fine, chevelure flamboyante et ligne parfaite brandies effrontément en étendard.
« Elle est comme mon alter ego, tu comprends ? » Jamais compris, jamais accepté.
Faire semblant d’être l’ex sans rancœur devenue meilleure amie tourne vinaigre au fond de mon ventre. Je ne tiens plus cette situation masochiste. Je rêve souvent de leur mort brutale, de la sienne au moins, cette scélérate !
Crève, morue !
Cheese…
J’ai les doigts qui collent, c’est désagréable. J’ai beau les lécher, ça empire. J’ai pas pu résister aux pyramides de chamallows multicolores. C’est pas de la gourmandise, c’est leurs couleurs qui étaient trop attirantes. Maintenant, j’ai le menton luisant et mes mains poisseuses que je ne sais pas où mettre. Les yeux de maman, en bas du perron, me disent fort « NE POSE PAS TES MAINS SUR TA JUPE BLANCHE ! ». Alors, je ne pose pas mes mains sur ma jupe blanche.
Je commence à aller aux toilettes quand le photographe réunit tout le monde pour la photo.
Et là, il me pointe du doigt en me demandant de prendre le voile. Il a une grosse voix, j’ose pas lui dire non.
Je vois le voile virer au rose, au bleu, au mauve et moi, au rouge.
Cheese…
La voir, là, rayonnante et sereine, donne raison à nos choix passés. Gamine, elle était si âpre, combien de fois me suis-je cassé les dents sur son caractère adamantin. Mot bien trop doux à l’oreille pour traduire la dureté qu’elle nous renvoyait. On a serré la vis – et les dents - tant d’années, à jouer les mauvais flics, les garde-chiourmes, la répression à tout va. Son opposition, adolescente, était si violente, qu’on doutait de notre éducation chaque jour. J’ai affronté, stoïque, les « pire mère du monde », les « dégage, tu me dégoutes », les « je veux que tu crèves ». J’ai craqué en cachette, j’ai failli baisser les bras. Malgré ses tempêtes déchainées, j’ai tenu le cap.
Je suis fière de nous, ma fille.
Flûte, je pleure.
Cheese !
Drôle, sensible, sensée, charmante, incroyable… Tous les qualificatifs du monde ne suffiraient pas à la définir.
Troisième fois de ma vie que nos chemins se croisent et que je maudis mon handicap émotionnel. Elle me fait littéralement craquer, m’impressionne, me paralyse, m’attire tant. Malgré mes airs de boute-en-train, ma timidité maladive m’empêche de faire ne serait-ce qu’un geste vers elle. Quel crétin ! Elle est l’âme sœur que je n’ai jamais rencontrée jusque-là, le miel qui manque à mes petits déjeuners, la cariatide du balcon de ma vie, la complice idéale pour mon humour à deux balles.
Ce soir, c’est décidé : j’ouvre mon cœur, je plonge dans le grand bain, les deux pieds dans le même sabot au fond du plat.
Quoi ? Ah, oui.
Cheese !
Je flotte sur un doux nuage d’euphorie et de félicité. Je vis le jour le plus extraordinaire de ma vie, celui que j’attends depuis si longtemps. Mon rêve de petite fille. Au bras de mon amour, mon bel amour. Je sais que notre histoire détrônera tous les records des couples mythiques ! Eclipsés Roméo et Juliette, Edith et Marcel, Elsa et Louis, Brad et Angélina ! On est beaux, on est heureux, on fait des envieux.
Nos familles et amis fidèles sont rassemblés autour de nous pour une journée de bonheur à l’état pur, celui-là même qui guidera nos vies, jusqu’à ce qu’elles fanent.
Et on pourra le contempler encore sur cette photo, quand elle jaunira au-dessus de la cheminée, à côté de celles de nos enfants et petits-enfants.
Cheese !
Dépendance Contrainte Captivité Otage Prison Enfer.
Ces mots s’entrechoquent dans mon esprit, morne feu d’artifice d’idées sombres.
Elle est merveilleuse, cette nana. Je ne suis qu’une ordure.
Des mois que j’essaie de lui parler, mais chaque fois, le courage me fuit comme une anguille. Et voir les montagnes d’énergie qu’elle a développées pour faire de cette journée LA journée de sa vie m’ôte toute velléité de lui briser son rêve.
Cette nuit, quand elle dormira rêvant à notre bel avenir semé de pétales de roses, je m’éclipserai discrètement, lâchement, sous le jugement de la Lune et de Saturne.
Une lettre de ma main tentera de lui expliquer ce besoin irrépressible de liberté qui me fait fuir.
Un dernier sourire, pour elle. Cheese...
(Avec les mots : Génie, Incandescent, Cirrus, Obsidienne, Coquelicot, Cercle, Moucharder)
Juliette relève lentement sa tête de la cuvette. Le jaune pisseux des murs lui rappelle la purée de la cantine et elle se repenche rapidement pour en évacuer la fin. Elle s’essuie la bouche avec la fin du rouleau de papier toilette rose et se relève péniblement.
La récréation n’est pas terminée, il reste encore dix bonnes minutes pendant lesquelles elle va pouvoir reprendre ses esprits. Et trouver un plan de génie.
Elle rabaisse le couvercle et s’assied dessus.
Elle fixe l’ampoule au-dessus de la porte dont le filament incandescent clignote. Ses ballerines bleu marine touchent à peine le sol et entament un mouvement de va-et-vient mécanique de chaque côté de la cuvette. Elle plante ses deux coudes dans ses cuisses et sa tête dans ses mains pour mieux réfléchir. Une moue mi-fâchée mi-boudeuse se dessine sur ses lèvres quand son regard se tourne vers le sol. Il faudra qu’elle fasse attention en descendant, se dit-elle.
Juliette observe quelques instants la mare de sang s’étendre comme un cirrus, fascinée par sa progression.
Elle n’est plus si jolie, comme ça, Margaux. Et au moins, maintenant, elle ne dit plus de bêtise. Il ne faut pas dire de mensonges. Jamais. Sinon, on est puni. Elle aurait dû savoir ça, Margaux. Tous les parents apprennent ça à leurs enfants.
C’est interdit de mentir.
Margaux, elle raconte que des bobards. Comme la fois où elle avait juré qu’elle possédait une obsidienne très rare, que son père lui avait rapportée d’un de ses voyages d’affaires. Mensonge.
Il faut toujours dire la vérité. Et elle ne connait pas la vraie vérité, Margaux. Elle a eu tort. Elle ne sait pas qui est le père de Juliette. Même elle, Juliette, ne le sait pas. Alors de quel droit est-elle allée raconter à toute la classe qu’il est en prison? Pourquoi elle a fait ça? Pour rire ? Ça ne l’a pas du tout fait rire, Juliette.
Les enfants sont méchants. Juste méchants. Ils font du mal aux autres, pour le plaisir, en racontant des mensonges, en lançant des rumeurs. Simplement parce que ça les amuse. Ils ne savent pas, mais ils parlent quand même. Elle ne sait pas, Margaux, elle n’aurait rien dû dire. Il fallait qu’elle arrête de parler. Il fallait la faire taire. Alors Juliette l’a fait taire et elle baigne maintenant dans une drôle de flaque couleur coquelicot, le nez écrasé sur le carrelage bleu moucheté des sanitaires.
Elle a prétexté un secret à lui révéler et l’a entrainée aux toilettes, dans le dernier, celui du fond, contre le mur du préau, là où Margaux et son petit cercle complotent à chaque récréation. Elle a soigneusement fermé le verrou et a attrapé délicatement la tête de Margaux entre ses deux mains, comme pour lui glisser un secret dans le creux de l’oreille. Mais, rassemblant toutes ses forces, elle l’a projetée contre le mur en pierre.
Margaux s’est écroulée, inerte. Juliette, sans attendre, a soulevé le haut du corps mou, et a frappé, frappé, frappé sa tête contre le rebord de la cuvette jusqu’à ce que sa rage s’estompe.
Elle est là, maintenant, toute puissante perchée sur son trône, contemplant le pantin démantibulé qui encombre la minuscule pièce.
Lentement, elle sourit. Fini de moucharder, Margaux.
24/11/2022 02:10
Merci pour l'explication des photos !
J'ai compris le principe pour les retouches (le cahier et stylo), pas évident quand-même, ça a dû demander dû temps.
Quand à celle avec la bulle, vous m'avez fait sourire ! Je vois d'ici l'impatience du modèle !! Et oui, l'appui parfois un peu facile sur le déclencheur : un chantier après ! Le numérique tout à fait !
En tous cas, merci pour ces partages, vraiment.
(J'ai mis une compilation. Euh... j'ai dû essayer plusieurs fois avant que ça veuille bien copier-coller. Les entrelignes se décalaient, les espaces entre les textes aussi, la photo ne voulait pas rester ! 3h peut-être pour parvenir à poster comme j'ai pu, je n'y voyais plus rien ! Ça a le mérite de nous faire rire !).
Je l'ai pas fait pour gagner un lot, le concours, juste pour le plaisir ! Pt-être que ça motive inconsciemment qd-m.
C'était très sympa !