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Fabhu

Il y a 1 an | 260 vues

Récapitulatif des textes publiés

1.     Génie

 

Elle avait une vive intelligence, de la répartie, de la conversation, beaucoup d’humour et une audace inouïe. Les hommes n'y résistaient pas et s’abandonnaient à l’illusion de lui plaire. Elle savait, comme personne, les amadouer. Sous son charme, perdant la tête, ils relâchaient leur vigilance ; ni vu ni connu, elle détournait leur attention.

« Elle a du génie », disaient avec affection les voleurs dont elle était la reine.

 

2.     Incandescent

 

En l’an de grâce 1858, pendant que, coïncidence, la jeune Bernadette Soubirous voyait la Sainte Vierge tous les quatre matins dans une grotte mal éclairée et qu’un peu partout dans le monde, l’armée de Napoléon III, en croisade contre l’obscurantisme, apportait ses lumières à des gens encore plongés dans les ténèbres, des savants clairvoyants s’échinaient à fabriquer, dans des laboratoires enfumés, une lampe à filament incandescent. Dorénavant les revenants et autres démons de la nuit n’avaient plus qu’à bien se tenir.  

 

3.     Cirrus

 

Le ciel était un théâtre où le petit Serge rejouait les scènes de sa jeune vie. Il ne se lassait pas de le contempler, étoilé à la nuit tombée, sombre et menaçant avant l’orage, irisé après la pluie, mais souvent ouaté de gros nuages poussés par le vent d’Ouest. Selon leur forme, Serge leur  attribuait des rôles et réglait ainsi ses comptes, sans dommage, ou bien lisait l’avenir. Les stratus, dont le mariage avec les nimbus annonçait la pluie, incarnaient sa mère, omniprésente, imprévisible, colérique. Les gros cumulus avaient le beau rôle, celui de la tante Did, ou de la boulangère, dont la poitrine devait être moelleuse. Légers comme une mèche de cheveux qu’un souffle suffit à écarter, les cirrus, eux, représentaient la chance, fugace.

 

4.     Obsidienne

 

Ils avaient faim là-bas,

Le gibier était rare

Le plus gros dangereux.

Pour le prendre à distance

Ils n’avaient pas de flèches

Et pour le dépecer

N’avaient pas de couteaux.

Eux seuls savaient trouver

Les coins à champignons,

Et les mines d’obsidienne,

Mais ils ne savaient pas

Tailler la pierre noire

La polir et en faire

Des lames à emmancher.

Dans son sac médecine

L’homme plongea la main,

En sortit une poignée

De champignons broyés

Et de son havresac

Six pointes d’obsidienne.

Il reçut en échange

Un gros sac de graines.

 

 

5.     Coquelicot

 

En fondant sur leurs cibles,

Les obus ne font pas de quartier.

De la foudre du ciel,

Ne restent que racines,

Souches, éclisses, bouts de chair.

Un soldat est pendu

Aux branches mutilées

D’un arbre déchiqueté

Levant les bras au ciel.

Le sol s’abreuve et se régale

Du sang chaud des enfants

De l’Europe et d’ailleurs.

La terre les engloutit

Les vers les décomposent,

Et les corps disparus,

Nourrissent la nature.

Demain des coquelicots

Repousseront gaîment

Là où l’on s’est battu.

 

6.     Cercle

 

Depuis quinze jours qu’ils se fréquentaient, au détour des conversations, Benoît avait évoqué un rallye à organiser, une semaine d’hiver à Megève, et maintenant, il allait au Cercle... Ça existait donc encore ? Des gens qui allaient au cercle, c’était dans les livres : des classiques, du XIXème, début du XXème siècle. Dans son cercle à lui, on jouait au bridge. Ça non plus, elle ne connaissait pas. Chez elle, on tapait la belote… En même temps que l’étendue de son ignorance, elle commençait à entrevoir comment on distinguait les grands bourgeois. Mais, pour être adoptée par ce monde d’initiés, pour sortir de ce sentiment d’étrangeté, avait-elle envie d’apprendre la langue de ces dominants ?

 

7.     Moucharder

 

« Madame, Bébert dit que t’es hors-jeu, aventura la petite Odette en se tortillant devant l’institutrice, qui détestait qu’on moucharde.

- C’est un scoop, tu crois ? … Beaucoup de gens, ici, disent ‘le mois d’a-ou-t’ et non pas ‘le mois d’où’, comme ils devraient, donc pour eux, mon nom se prononce comme ‘out’, tu comprends ?» 

Odette roula des yeux affolés.

« Sur un terrain de sport, hors-jeu se dit out… expliqua Madame Aout, radoucie, C’est de l’anglais

De l’autre côté de la cour, sous le préau, Bébert observait la scène du coin de l’œil. La maitresse, ouf !, avait l’air amusé. Il ne serait pas condamné pour crime de lèse-majesté. Odette, penaude, baissait la tête. 

 

8.      Ordalie

 

9.     Scorpion

 

Trop indigeste. Les scorpions, repus, gisaient au milieu de toute une quincaillerie de smartphones, tablettes, écouteurs, coupe-ongles, Doc Martens et boucles d’oreilles qu’ils avaient recrachés. Les humains, espérant échapper aux radiations, s’étaient stupidement réfugiés dans leur grotte.

 

10.  Gourmandise

 

Mettre sur le même plan la gourmandise et la jalousie ou pire, la luxure, franchement, elle avait toujours trouvé ça dingue. Son avidité à elle se bornait à s’empiffrer de sucreries de sorte qu’à l’heure des repas elle n’avait plus faim, picorait dans son assiette et faisait des restes. Elle ne savait pas résister à la tentation des gâteaux à la crème, des chocolats, et de tout ce qu’elle appelait des petites douceurs.

Quand le diabète l’emporta, il ne restait rien de sa fortune.

« Elle a mangé la baraque », disaient les gens, qui savaient qu’elle avait apporté à son mari, en dot, un gros magot.

 

Ou bien :

 

Satins, velours, soieries ?  Le marchand onctueux              12

Tourne son compliment : une pépite, un écrin…                 12

La beauté pique un fard. Cela lui va si bien.                                   12

Une soie sous le menton rehausse son teint rose.                12

Le velours, de l’épaule, s’affaisse mollement                     12

Et rival de l’amant, la caresse au passage                            12

Le marchand se retourne, pioche dans un grand coffre ;     12

S’empresse d’y dénicher d’autres trésors encore.               12

On dirait qu’il salive, savoure et se régale                          12

D’une divine sauce. Il en a plein la bouche.                        12

Il court dans tous les coins, se penche, fouine et exhibe     12

L’homme consent aux bijoux, aux babouches, aux parures.           12

Au soir, elle sultane, lui sultan devenus,                             12

Enveloppés de satin, ils se vautrent dans la soie,                14

Ils s’enivrent de parfums, s’étourdissent de baisers                        14

Apaisent leur gourmandise et s’écroulent rassasiés.                       14

 

11.  Adamantin

 

Bouche bée, les élèves de 1ère STI qui, surpris, s’étaient tus, se mirent à s’entreregarder, et commencèrent à ricaner, puis à s’esclaffer. On donnait des claques sur l’épaule de son voisin. On se frottait les yeux comme au sortir d’un rêve. Le brouhaha enflait, les rires rebondissaient de plus belle ; on répétait à qui mieux mieux cette expression bizarre que le prof avait relevé dans le texte de Samia, on se promettait de resservir ça aux meufs qu’on draguait, on en gratifiait les potes.

« Ton sourire adamantin… me fascine… 

-        Non ! surenchérit l’un : m’hynoptise !

-        Hyp-no-tise, articula Madame Sallet, hyp-no-tise, répéta-t-elle…

Elle écrivit le mot au tableau en soulignant le préfixe.

« L’hypnose, qui a entendu parler ?

 

12.  Cariatide

 

Dans la fraîcheur relative du petit matin, les femmes kikuyus, épaules basses et cou dégagé, royales, impassibles, arrivaient au village avec, sur la tête, toute un échafaudage de ballots, de paniers, de sacs, de bottes, et même de chaudrons. Leurs pieds s’écrasaient dans le sol poussiéreux que, du talon, elles semblaient repousser pour dérouler le pas. L’homme y reconnut la démarche des danseurs de tango. Mais cette majesté-là n’était pas une mise en scène, elle était essentielle, elle était nécessaire : il fallait vendre ce qu’on pouvait produire, et porter pour cela, à travers la brousse, des charges stupéfiantes. Soutenir et porter, toujours porter : au Kenya, le poids du monde pèse sur la tête des femmes, cariatides superbes.

 

13.  Rassembler

 

Créer du lien, qu’ils disent. Moi je ne sais pas, ça m’intrigue, cette nouveauté, tout le monde ne parle que de ça, y a quelque chose qui m’échappe. Comme mes parents  et mes grands-parents le faisaient avant moi, je rassemble la famille pour Noel, je réunis mes copains, on fête ensemble le nouvel an et on arrive en commando, par surprise, pour l’anniversaire de l’un ou de l’autre. J’invite aussi mes amis à me rejoindre pour écouter de la bonne chanson, après un festin je tape à la porte des voisins pour proposer une part de gâteau et, dans le village, j’organise les fêtes du 14 juillet et le grand repas en plein air du 15 août. Tout ça, j’ai l’habitude, je sais faire, mais créer du lien, je me demande…?

 

14.  Saturne

 

Boum patatras, un beau matin où y avait pas école, le gros Saturne a boulé, déboulé, rebondi et atterri au milieu de préparatifs de festivités. De s’être fait jeter, comme ça, de la boite de nuit qu’il dirigeait par ce petit malandrin de Jupiter qu’il avait lui-même formé, ah ben, c’était pourtant pas la fête ! Il s’est relevé péniblement, il avait mal partout, et vit venir un cortège où des enfants en pagaille précédaient des jeunes gens athlétiques et joyeux, puis des hommes dans la force de l’âge, puis des hommes mûrs, lents et majestueux, et enfin, courbés et appuyés sur des cannes, des vieillards.  On allait enterrer l’année qui venait de passer et fêter celle qui arrivait.

 

15.  Talisman

 

Il portait à la taille des liens qu’il déposait soigneusement en cercles au pied de son lit, au cou toute une quincaillerie d’amulettes et de médailles, au bras de petites bourses emplies d’on ne sait quoi et qu’il n’enlevait jamais. Il croyait dur comme fer en leurs vertus protectrices et leurs pouvoirs magiques car il les tenait d’un marabout réputé très puissant. Pourtant il était toujours pauvre, sans emploi, sans logement, et les femmes ne voulaient pas le garder. Si ses talismans ne faisaient pas de miracle, c’était sans doute, disait-il, qu’il avait fâché le sorcier qui les lui avait concoctés ou que son marabout se battait avec un autre, très fort, que d’obscures raisons poussaient à lui vouloir du mal.

 

16.  Pourpre

 

Pour amadouer sa royale belle-sœur, le duc avait commandé au fourreur un manteau de pourpre doublé de vair. Cœur étala le drap sur le volet et l’inspecta en pleine lumière : le précieux colorant avait été mal dilué. Le temps de trouver, à Dijon, à Lyon ou à Paris, un teinturier digne de ce nom qui ait encore du stock, il allait devoir faire patienter le Duc. Sinon, il faudrait attendre qu’arrive du Liban un autre bateau et il perdrait, à coup sûr, la clientèle de la Cour. Comme il avait payé une fortune pour la cargaison de murex dont le teinturier avait extrait et gâché le suc, il exigea ses arrhes et un coquet dédommagement pour le contretemps enduré.

 

17.  Subrepticement

 

Dans la queue, on patiente sagement. Des couples, des amis, des mères ou des pères avec enfants. C’est long. Combien de temps encore ? Arrive un violoniste, qui fait diversion. Instant magique, qui prend fin, hélas. On fouille ses poches, on ouvre son sac, on sort du rang pour donner une pièce. Profitant du désordre, subrepticement, une femme au carré impeccable s’est faufilée aux premiers rangs. Etait-elle là ? Juste derrière ? Voire devant ? On n’est pas sûr, on a bougé. On ne dit rien, on n’ose pas. Elle est au guichet. Dans son sillage, les volutes d’un parfum à se pâmer…

 

18.  Soupirer

 

 « Ça déborde par ici, ça anticipe par-là, vous n’êtes pas ensemble… Ecoutez-vous, et regardez-moi !, gronde le chef, agacé.

Ils jettent un œil hors de leurs partitions par-dessus leurs lunettes.

« Bon, soupire le chef, y a un ?

-        Un soupir ? »

Perdu, Robert balaie la page des yeux.

« Mesure 24, souffle son voisin.

-        Voilà. Au soupir, reprend le chef, on a le temps de… ?

-        De respirer ?

-        Voilà. Et moi je suspends mon geste…

Ah ?, fait Robert, au soupir, on respire ?

Une fois, deux fois, il s’exerce à soupirer.

« Pourtant, je vide mes poumons quand je soupire

-        Oui, bon… Mais avant : vous inspirez, c’est ça qui m’intéresseInspirez, et regardez-moi pour le départ de la fugue ! C’est pas un canon...»

 

19.  Citrouille

 

Le mousse de l’Espérance regardait l’équipage décharger le voilier. Sur la levée, un gros homme recomptait les caisses que les marins empilaient. Une charrette s’arrêta juste à côté de la cargaison. Le charretier sauta vivement mais le sol, rendu glissant par le crachin du matin, se déroba sous lui. Les quatre fers en l’air, il arriva, tel un bolide, dans la pile de caisses qui s’écroula sous le choc. De gros boules, d’une couleur si vive que le mousse n’en avait jamais vue de pareille, s’échappèrent, rebondirent et dévalèrent la rampe du quai. Le quai, comme un champ de bataille, était couvert de chair. « Mes citrouilles, bon sang ! », hurla le marchand en essayant de les rattraper avant qu’elles ne plongent à l’eau.

 

20.  Banquise

La banquise fond. Les ours blancs sont en détresse. La mer monte, les poissons cuisent au court bouillon, les bords de mer sont submergés. Les forêts grillent. Les animaux sont délogés. Les gens se terrent en plein été pour se protéger du soleil. Ça fait vingt ans qu’on nous le dit : bientôt le Sahel en Europe, mais on a autre chose à faire : des armes à vendre, des femmes à camoufler, des réalités à faire taire, et l’ignorance à promouvoir. Bienheureux les simples d’esprit, chacun pour soi et sauve-qui-peut ! Rabattons nos capuchons. Cachons nous derrière nos doigts.

 

21.  Eperdu

 

Affolé, égaré, il courait devant le nuage de gaz jaune qui se répandait dans la tranchée. De temps en temps, il regardait par-dessus son épaule et s’empêtrait dans les corps écroulés, se relevait, tremblant, et reprenait sa course. Il avait aux trousses une ogresse  qui avait déjà dévoré maints de ses camarades. Eperdu, il essayait de lui échapper et de rattraper la vie avant qu’elle ne se cache dans ce satané brouillard verdâtre. Mais elle avait des ailes, et lui des brodequins.