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Il y a 1 an | 186 vues

MOIS DE L'ÉCRITURE - EdFinam - LE FESTIN - 1-21

1-7

Nous arrivons enfin dans cette immense propriété où mon père, toujours en quête de rationalité, choisit une place au soleil. « Tu vois, Lucas, ça va tourner. Dans 2 heures, c’est plein ombre ! ».

La fête a bien commencé. On entend déjà des rires de femmes et d’hommes rendus gais par l’alcool et des cris de petits bipèdes survoltés courant et virevoltant comme nul adulte ne sera jamais plus en mesure de le faire. Le génie de l’enfance.

Une odeur de charbon me saisit en sortant du break familial. Le brasier carnivore et fédérateur a vraisemblablement été lancé. On peut d’ailleurs en apercevoir les fumées montantes au-dessus des quelques conifères qui nous séparent de l’arrière-jardin. Nous pénétrons dans l’enceinte festive.

Fort de ses énormes braises incandescentes, le barbecue géant en forme de demi-tonneau est bien prêt. Le préposé aux grillades, tablier à carreaux en guise de torchon, dépose religieusement le premier steak sur la grille fumante.

- Mes amis ! Je déclare la session officiellement ouverte !

Seul responsable de l’approvisionnement carnassier d’une trentaine de personnes affamées par un long trajet depuis la ville et déterminées à s’empiffrer, cet homme a du pain sur la planche.

À ses mots, la foule applaudit, transportée par la perspective de ce festin païen. Je me désespère d’un tel spectacle, car dans cette assemblée coupable, personne ne sait encore pourquoi nous avons été invités à cette petite fête. Enfin… personne sauf moi.

Je m’écarte du groupe et redécouvre l’étendue d’un jardin magnifique se perdant dans une immense vallée boisée ponctuée de quelques prairies. Cette vue splendide est légèrement gâchée par le moteur bruyant d’un petit avion qui nous survole, possiblement un Cessna ou un Cirrus. L’homme et ses éternelles intrusions intempestives...

Je repasse devant le calvaire situé à l’orée du bois, loin de la route et à l’abri des regards. Un étrange emplacement pour un calvaire, si l’on y réfléchit. Décidément, ce lieu éloigné de tout regorge de surprises.

Je rejoins le salon de cette luxuriante propriété en passant furtivement par la cuisine. La pièce est très vaste, somptueusement décorée et meublée avec goût. Un pan de mur mal éclairé a été entièrement consacré à l’exposition d’objets plus ou moins ésotériques, du simple crucifix à la poupée vaudou, en passant par des pendules aux formes alambiquées ou des obsidiennes noires taillées en sphère. Ce coin obscur contraste avec le reste des lieux mais cette semi-pénombre n’est pas pour me déplaire, car en plissant un peu les yeux, ces objets mystérieux semblent prendre vie et se mouvoir.

Apparemment, je ne suis pas le seul à m’être invité ici. Je surprends un tête-à-tête entre un jeune homme et une demoiselle. Elle est assise dans un fauteuil d’époque, immobile, un bouquet de coquelicots fanés à la main. Il est installé à ses côtés, dans un fauteuil identique au sien, et semble plongé dans la lecture d’un vieux livre ressemblant à un missel usé qu’il feuillette machinalement. Sauf que les pages sont blanches…

L’ennui me gagne malgré l’étrangeté de cette scène. Je me hisse à l’étage, entièrement désert. L’une des chambres ouvre plein sud et donne sur le spectacle gargantuesque de cette foule massée autour d’un apprenti sorcier improvisé cuistot, visiblement débordé par tant d’appétit.

Entretemps, les fortes chaleurs et leurs cumulus ont eu raison d’un ciel parfaitement bleu. Le cercle d’invités s’écarte progressivement du noyer centenaire et de son ombrage bienveillant. Depuis la fenêtre, je repère quelques têtes familières et décide de les rejoindre. En descendant l’escalier, je remarque pour la première fois des incrustations dans les tapisseries, comme si un message y était dissimulé. C'est illisible, mais mériterait d’être étudié en détail. Peut-être plus tard…

Je traverse à nouveau la cuisine et quitte le bâtiment pour me fondre dans le groupe de convives. J’entends mon père au loin.

- Lucas, viens donc te servir, tu vas rater les grillades !

- Il y a trop de monde, j’irai plus tard…

- Ils vont passer à l’agneau et tu n’aimes pas ça. Il ne restera que les saucisses…

- Ça me va, je prendrai les saucisses !

Il se tourne vers Isabelle, sa cousine favorite, prêt à moucharder.

- Tu as déjà mangé ?

- Oui, plus ou moins. Mes parents savent comment ça se passe, on prend nos précautions…

- Ah ouais, ça change des miens… On a été interdits de petit-déjeuner pour « faire honneur à nos hôtes »… Pfff… Tout est bon pour se goinfrer, ça me déprime…

Assis à côté d’elle sur un petit muret, Lucas penche la tête vers le sol d’un air désolé.

Le lecteur s’interroge alors : « Mais… vous n’êtes pas Lucas ? » (…)

8-14

Cher lecteur, je n’ai jamais affirmé être Lucas. J’étais simplement dans les parages.

« Vous étiez dans la voiture au début ! »

Pas vraiment. Je m’étais juste approché, les ayant vus arriver au loin. Ensuite, les fenêtres étaient grandes ouvertes…

« Pourtant, vous avez parlé de "votre père"… ? »

Oui, et alors… ? Vous allez me soumettre à une ordalie ? Lucas est mon petit frère, rien de bien sorcier dans tout ça. Mes parents sont régulièrement invités ici depuis les travaux de réfection des toits. Quant à moi, j’ai passé l’âge de me faire accompagner, donc je traîne un peu en les attendant…

L’orage éclate enfin. Les convives se pressent de rentrer par la porte arrière qui donne sur la cuisine.

- Le barbecue… on n’en est qu’au début ! Venez, rentrons-le au sec !

Hilares et ivres, les hommes forts du groupe se saisissent de l’imposant appareil de cuisson tout en prenant soin d’en éviter les parties chaudes. Deux d’entre eux arborent fièrement le long de leur biceps droit un tatouage représentant le visage grossier d’un homme, un scorpion entre les dents. Ils partagent d’ailleurs bien plus que ces singulières estampilles puisqu’ils sont l’un et l’autre de vrais jumeaux.

Le foyer à ciel ouvert est transporté à l’intérieur, mais les lieux sont encombrés du fait de la longue table en chêne.

- On a besoin de place ! Poussez la table sur la droite !

Oui, histoire de bloquer la sortie… Quelle excellente idée !

Cette demeure est manifestement bien indulgente envers cette foule excitée. On entend tant de rumeurs insolites depuis des décennies, de légendes berrichonnes relayées de père en fils et de rebouteux en idiots du village. Il est vrai que cela lui confère un certain charme, le soir, au coin du feu, en compagnie de quelque cognac et menues gourmandises. Ceci étant, ces murs n’ont effectivement rien d’inquiétants, mais il faut reconnaître que cette maison familiale n’a pas été tendre envers ses propriétaires, génération après génération.

On ne recense plus les nombreux incidents qui ont eu lieu en cet endroit ni les drames qui ont pu s’y dérouler. Ce lieu n’a décidément pas bonne réputation dans les parages, c’est presque un euphémisme. Les villageois n’ont retenu que les drames qui alimentaient les conversations de quartier et les soirées arrosées. Malgré tout, les propriétaires ont dans les yeux cette lueur adamantine dès qu’il s’agit d’évoquer leur coin de paradis en privé. Car au fil du temps, la famille a toujours tenu bon et traversé, impavide, toutes les épreuves les unes après les autres. On peut comprendre leur attachement sans faille à cette demeure exigeante.

Car quels défauts pourrait-on lui trouver ? Trop belle ? Trop bien meublée ? Trop parfaitement entretenue ? Difficile à dire. Chaque recoin de son magnifique jardin est d’un extrême raffinement en toute saison. Le paysage est à couper le souffle et de l’étang au verger, en passant par les écuries, le jardin botanique ou la fontaine aux cariatides, cet écrin naturel n’en finit pas de subjuguer et de surprendre perpétuellement. Cela en devient presque insolite, d’ailleurs, car nulle trace d’outils de jardin ou de travaux d’entretien à l’horizon. À croire qu’un farfadet farceur œuvre chaque nuit à maintenir en état cette flore resplendissante.

Il en va de même de l’intérieur. Du rez-de-chaussée aux étages et du sol au plafond, chaque pièce regorge de secrets de décoration ingénieux et d’éléments empruntés à toutes ces générations qui se sont succédées sans que, jamais, malgré quelques subtiles excentricités, on ne se heurte à une quelconque erreur de goût ou de jugement. Tous les arts ont été rassemblés dans des lieux dédiés à la musique, la lecture ou la peinture. On y découvre, amassés au gré des époques successives, d’innombrables trésors d’une rareté insoupçonnée. Un vrai sanctuaire pour brocanteurs ou historiens en mal de découvertes, tant cet endroit est intarissable.

C’est donc sans surprise qu’au fil des successions, personne n’a jamais songé à jeter l’éponge, même si, aussi loin que l’on puisse remonter, tous les dix ans, un événement funeste marque les esprits. Parents et enfants, inquiets, mais déterminés à affronter le pire, se préparent alors à chaque échéance à subir une fatalité qui sent le soufre. Quid de ces luttes occultes ? Le saturne des alchimistes se transformera-t-il un jour en or ? On connait tous ici l’histoire de ce père qui s’immola au cours d’une cérémonie sanglante et finit par dévorer ses propres entrailles dans un rituel de purification. On retrouva près de lui de mystérieux parchemins…

15-21

 …emplis de dessins effroyables, de runes gothiques et d’incantations cabalistiques rédigées en latin. On dit qu’il répétait en boucle, dans une transe agitée, « Sic semper pereo, liber… Sic semper pereo, liber… » Ainsi, je péris toujours, libre… avant de s’effondrer, vidé de son sang, un étrange talisman scellé dans sa main gauche. Le parquet n’a jamais été vraiment nettoyé depuis. Un tapis d’époque masque les vestiges de ce sombre rituel, mais, par respect ou superstition, les initiés n’ont jamais rien effacé.

On comprend mieux la raison d’être des objets ésotériques du rez-de-chaussée. Et encore, vous n’avez pas vu la collection de manuels et de grimoires sur l’occultisme de la pièce secrète du haut, entièrement tapissée de pourpre ! Il ne viendrait en effet jamais à l’esprit de quiconque de se demander pourquoi, au dernier étage, les 4 portes des petites pièces du flan Nord donnent à l’extérieur sur 5 chiens-assis. A moins d’être un architecte un peu inquisiteur ou un couvreur bien informé, l’équation insoluble ne saute pas vraiment aux yeux. Couvreur… quel beau métier quand j’y repense…

Je connais bien cette maison. J’y ai travaillé il y a plusieurs années pour des travaux de toiture justement. Un chantier titanesque pour la petite équipe que nous étions alors. On peut dire qu’on y a laissé quelques plumes, mais le résultat est exemplaire. Une magnifique toiture (subrepticement investie par quelques pies retorses) clôturant une restauration laborieuse suite à l’incendie qui avait dévasté toute la partie haute et emporté une famille entière. Oui, cette demeure a vraiment une histoire. Pas forcément la plus joyeuse, mais une sacrée histoire quand on prend le temps de s’y intéresser.

 

Retour parmi nos visiteurs de l’orage. L’ambiance, auparavant festive, se transforme en une sorte de léthargie collective. Les invités sont agglutinés les uns aux autres et l’alcool continue de couler à flot, mais le brouhaha général a fait place à un fond sonore discret.

- Je me sens bizarre, dit l’un d’entre eux en soupirant…

- Prends donc encore un peu de sangria, ça va te réveiller !

De nombreux convives souffrent soudainement de vertiges. Certains décident alors d’improviser, insouciants, une sieste salutaire en s’allongeant par terre, bercés par les coups de tonnerre qui résonnent et la pluie diluvienne qui s’abat sur les carreaux. Ils sont de plus en plus nombreux à s’endormir sur le carrelage froid de cette cuisine bondée.

 

Parents et enfants sont étrangement absents de cette pièce démesurée. Peut-être sont-ils allés se réfugier dans la grande dépendance qui sert d’espace de jeux lors des journées d’hiver ? Y ont-ils découvert les citrouilles déjà entreposées pour Halloween dans quelques mois ? En tout cas, leur énergie débridée fait à présent défaut. Cette pensée est rapidement occultée, car le dernier éclair a apparemment eu raison de l’installation électrique. La cuisine est brusquement plongée dans le noir, laissant le foyer apparent et ses braises vivaces illuminer les visages alentours d’un halo nuancé de rouge. La coupure de courant a fait taire tous les convives, du moins, ceux qui tentaient encore de converser normalement.

Petit rappel de physique-chimie : une banquise fond au soleil et une braise qui ne fume pas n’est pas une braise éteinte. Les côtelettes se suivent et se ressemblent, les émanations de dioxyde de carbone également. La pièce est grande, mais le barbecue est immense et tourne à plein régime. Une lente, discrète, mais inéluctable hypoxie s’immisce alors dans les cerveaux de nos convives imbibés d’alcool. Les moins engourdis tentent de se frayer péniblement un chemin, qui vers la porte obstruée par la table en chêne, qui vers l’autre porte donnant sur les salons, mais fermée de l’intérieur par les maîtres des lieux. À voir les corps continuer à s’évanouir et tomber comme des mouches, on comprend que ces tentatives sont vaines.

Comme attendu, mes voyageurs reprennent peu à peu leurs esprits, hagards. Il est toujours aussi fascinant d’observer le réveil progressif d’un esprit éperdu. Je me surprends à les trouver attachants dans leur hébétude. J’ai vécu la même expérience quand j’ai repris mes esprits il y a 10 ans en présence de parfaits inconnus. C’était juste après ma chute mortelle du toit lors des travaux de couverture… Mais passons, mon auditoire a enfin franchi le pas. Il faut un certain temps d’adaptation, il est vrai, mais en présence de dernières volontés, il n’est aucun voyage qui ne saurait durer éternellement…

« Mes amis, bienvenue dans l’au-delà ! Si vous voulez bien me suivre, je vais vous présenter vos limbes… »