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Brizo

Il y a 1 an | 295 vues

Chronique d'Albert et Mathilde, en maison de retraite

1.    Génie

Albert et son fils, Jean, arrivèrent à la maison de retraite dans un silence tendu.

Albert affirma, sans un bonjour, à Anna, chargée d’accueil :

- Je n’ai rien à faire ici.

Une petite dame grisonnante se posta entre eux, et dit, levant les yeux pleins de reproches vers Jean :

- Je n’ai rien à faire ici non plus, mais a-t-on le choix ?

Et s’adressant à Albert :

- Bonjour, je suis Mathilde. Venez, je vous fais visiter.

- Attendez, appela Anna, nous devons parler des règles.

- « Les règles sont utiles aux talents et nuisibles aux génies » répondit Albert, arrogant.

- Et vous êtes un génie ? questionna Anna.

- Je m’appelle Albert ! Et vous allez vite comprendre où est mon génie, ma belle !

Les deux vieux s’en furent, laissant Anna et Jean pantois.

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2. Incandescent

Nelly, de service ce soir, avait repéré l’odeur de cigarette depuis le couloir. L’aide-soignante n’avait pas hésité. Elle était entrée dans la chambre d’Albert sans frapper. Le bout incandescent de la cigarette brillait au-dessus de l’emplacement du lit. Il n’essaya même pas de la cacher. Nelly appuya sur l’interrupteur et hoqueta :

-          Mathilde ?

Mathilde, en chemise de nuit rouge, tirait sur le bout de mégot étendue à côté d’Albert qui ronflait couché sur le dos, un sourire aux lèvres.

-          Plus ça vieillit moins ça tient le coup, répondit Mathilde avec une moue dépitée. Désespérant.

Elle se leva et rejoignit sa chambre en écrasant le mégot dans une coupelle restée sur la table d’Albert sans que Nelly n’ait pu retrouver l’usage de la parole..

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3. Cirrus

Albert et Robert partirent à l’heure habituelle pour leur promenade dominicale.

Les cirrus blancs moutonnaient dans le ciel.

Arrivés sur les hauteurs du village, ils se reposèrent sur le banc posé là. Il leur permettait de reprendre l’énergie nécessaire au retour.

La conversation, aidée par la gnole qu’ils planquaient pas loin du banc,  en revenait toujours au même sujet :

-          Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter de finir dans cette maison de retraite, Al ? On n’a pas été de mauvais bougres quand même ?

-          Le karma, Bob. Le karma…

Les cirrus s’étaient transformés en cumulonimbus sans qu’ils s’en rendent compte et les gouttes commencèrent à tomber dru sur les casquettes vissées sur leurs têtes.

-          Le karma… répéta Al.

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4. Obsidienne

Mathilde ouvre l’écrin. Un pendentif en obsidienne trône sur le velours rouge.

- Il est magnifique Al. Mais je ne suis pas à vendre.

- Je n’essaie pas de t’acheter Ma. J’ai juste eu envie de te faire plaisir.

- Ah ? Ça n’a rien à voir avec ton retour de promenade hier avec Marie, bras dessus bras dessous ?

- Mais non ! Elle s’est tordu la cheville, je n’allais pas la laisser sur le chemin?

- Non bien sûr ! Et vos bouches collées l’une à l’autre, c’est parce qu’elle s’est foulé une dent ?

- Bien sûr que non, ma Mathilde chérie. Marie n’a plus de dent ! Donc ça ne tiendrait pas debout si je te disais oui.

Mathilde, droite comme un i, lui tourne le dos. Il l’entend grommeler mais ne lui demande pas de répéter. Parfois la surdité a du bon.

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5. Coquelicot

Mathilde trottait aux côtés d’Albert appuyé sur sa canne. Ils arrivaient au bout du chemin en bordure de propriété de la maison de retraite. Là des herbes folles se balançaient sous la légère brise. Albert se pencha et ramassa un coquelicot. Mathilde vit ses yeux s’embuer.

- Al ? Qu’y a-t-il.

- Ma femme n’a jamais voulu que je lui achète de fleurs. Ses préférées étaient des coquelicots. Alors, je lui renouvelais régulièrement ses parterres de ces pavots rouges si fragiles. Elles me font toujours penser à elle… Elle me manque.

- Elle a eu beaucoup de chance de t’avoir.

- Non, c’est moi qui ai eu de la chance. Sans elle je ne serais pas l’homme que je suis aujourd’hui.

- Alors merci à elle. Je suis à mon tour chanceuse de t’avoir aujourd’hui…

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6. Cercle

Dans cet hospice, les hommes et les femmes faisaient « sport » à part, chose inconcevable aux yeux d’Albert, mais on ne lui demandait pas son avis !

La musique était poussée au maximum dans la salle. Les hommes retraités, tous sourds ou presque, étaient assis en rang, sur leurs chaises, face à Alya.

Alya était nouvelle et plutôt gentille mais elle n’avait pas l’habitude de ces vieux grivois qui la regardaient yeux écarquillés alors qu’elle leur hurlait, moulée dans ses vêtements de sport, nombril à l’air :

- Faites des cercles avec vos genoux !

Même s’ils avaient compris la consigne, aucune chance de faire des cercles avec aucune partie de leur corps. Elle finira bien par le comprendre, en attendant Albert appréciait ses séances de sport…

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7. Moucharder

Albert passait la grille de la maison de retraite. Mathilde l’attendait assise sur un banc.

- J’étais inquiète, je t’ai cherché. Tu n’es pas censé sortir.

- Ma maison me manque, j’y retourne parfois. Je fais une sieste dans mon lit, regarde quelques photos et reviens avant le dîner. J’en ai besoin Ma. Ici, ce n’est pas chez moi.

- Je te comprends et…

Un bruit dans la haie derrière le banc les fit sursauter. Ils virent Marie se sauver.

- Elle va aller moucharder à la directrice Al. Rattrape-la.

- Ne t’inquiète pas. Elle est tellement sénile qu’elle ne se rappellera plus ce qu’elle veut lui dire le temps qu’elle arrive à son bureau.

Mathilde rit. Ils ramenèrent Marie en revenant au bâtiment alors qu’elle errait en parlant seule dans le parc.

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8. Ordalie

L’ambulance déboula toutes sirènes hurlantes dans l’allée de la maison de retraite. Le chauffeur connaissait le chemin, savait quand freiner, où s’arrêter.

Les retraités, plantés en rang d’oignons devant la porte ouverte du réfectoire, attendaient dans un silence religieux.

Aujourd’hui cela avait été le tour de Jeannot.

- Tous les vendredis ils nous font subir l’ordalie, dit Albert. Au Moyen Âge, les femmes soupçonnées d’être des sorcières étaient jetées à l’eau. Nous, tous les vendredis, avec ce qui nous reste de dents, et un cuisinier pas foutu de retirer les arêtes, on nous fait manger du poisson. Pour ces femmes comme pour nous, je ne sais pas si le mieux est de s’en sortir en attendant la suite ou y passer au plus vite...

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9. Scorpion

Mathilde s’était absentée de la maison de retraite pour un RDV sans en dire plus à Albert.

En s’installant à la table du dîner avec lui, elle grimaça.

- Ca va Ma ?

- Oui. Ca fait juste un mal de chien.

- Mais tu as fait quoi ?

- Un tatouage.

Albert s’étrangla en avalant sa soupe.

- Un quoi ? Où ? Pourquoi ? T’es folle ?

- Un scorpion, sur les fesses. Il paraît que c’est là que ça fait le moins mal.

- Mais pourquoi Ma ?

- D’abord les parents puis mon mari me l’avaient interdit. J’ai voulu disposer enfin de mon corps. Je suis scorpion, alors je me suis dit, rien que pour moi…

- Mais Ma ! la coupa Al. Rien que pour toi ? Tu vas faire comment pour l’admirer sur les fesses ?

Ma blêmi.

- Tu as raison. Je vais devoir réfléchir à en faire un autre...

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10. Gourmandise

Atelier de cuisine à la maison de retraite.

Albert travaillait, avec énergie, les jaunes et le sucre, faisait fondre le chocolat.

Mathilde l’observait, abasourdie.

Il s’en rendit compte, rougit et s’arrêta un instant.

Il s’était toujours refusé à participer et restait assis, immobile, bras croisés, pendant ces cours. Il s’était même plaint à la directrice. A quoi servait encore d’apprendre à cuisiner ? Leur chambre n’avait même pas de kitchenette! La directrice avait expliqué qu’il s’agissait plutôt de travailler leur motricité et leur mémoire. Il n’avait rien voulu entendre, il n’était pas sénile, lui, et « débrayait ».

- C’est un gâteau au chocolat, Ma. Pas un risotto ou une ratatouille ! Dit-il tout penaud.

- Ta gourmandise te perdra Al !

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11. Adamantin

 Albert avait toujours vécu avec et pour la montagne.

A l’aube de son existence, il avait perdu sa maison, son indépendance, l’amour de sa vie. Aussi, la maison de retraite avec une vue sur les augustes sommets avait été non négociable.

Il célébrait, chaque matin, le lever de soleil et son éclat adamantin et hypnotique sur les neiges éternelles. Irrémédiablement, chaque année, leur limite inférieure s’élevait plus haut vers les sommets. Il priait pour que son propre glas sonne avant que leur agonie ne trouve leur terme. Il aspirait à un ultime voyage qui le mènerait jusqu’à elles. Quel plus magnifique linceul que cette toile pure et immaculée ?

D’ici là il savourait la beauté incommensurable de la vue et de la vie.

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12. Cariatide

 L’ancienne maison conventuelle avait eu plusieurs vies avant d’être transformée en maison de retraite.

La ville s’était peu à peu étendue autour de l’imposante demeure et son isolement d’antan appartenait définitivement au passé. La maison dite des Cariatides accueillait ses pensionnaires avec une majestueuse porte ouvragée en bois entourée de deux piliers ornés de figures féminines sculptées et soutenant sur leur tête les étages supérieurs où les chambres se succédaient en de grandes baies vitrées où se reflétaient les sommets enneigés.

La sérénité et l’âme qui habitait ces lieux avaient apaisé les doutes et les peurs d’Albert et Mathilde comme ils l’avaient fait pour ses hôtes au fil des siècles dans leur retraite choisie ou subie.

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13. Rassembler

 Aidant. C’est le rôle qu’a joué son mari jusqu’à ce qu’il jette l’éponge et l’amène dans cette maison de retraite.

Agnosie. C’est le trouble qui excuse qu’elle ne reconnaisse plus ni son mari ni sa famille ni ses amis quand ils lui rendaient visite. De moins en moins souvent.

Apraxie. C’est le dernier symptôme qui l’a rendue complètement dépendante. Elle ne peut même plus se laver ou manger seule.

Aphasie. C’est pourquoi on ne la comprend plus quand elle essaye de parler avec les autres. Le langage rassemble, l’aphasie isole. Et elle se sentait de plus en plus seule. Mais le plus souvent elle ne s’en rappelait pas. Et tant mieux ?

Amnésie. Elle ne se souvenait plus. Pas même du diagnostic tombé il y a quelques années déjà :

Alzheimer.

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14. Saturne

 Il est le champ gravitationnel, le pôle autour duquel les pensionnaires de la maison de retraite évoluent comme en rotation, en orbite au fil de la journée et de ses déambulations.

Quand il les voit isolés ou dans leur nébuleuse de pensées, il leur rapporte son anneau, son pouicpouic préféré, pour tromper mutuellement leur ennui.

Il les apaise et les distrait et sait s’éclipser au bon moment, quand il sent qu’il est aux antipodes de ce qui est attendu de lui.

Il était le 6ème de la portée, d’où son nom : Saturne.

Son métier ? Chien médiateur. Et la maison de retraite est sa galaxie. Chaque pensionnaire est une étoile filante dans une magnifique constellation, où sa tendre turbulence fait naître sourires et complicité.

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15. Talisman

Il avait toujours été athlétique et très actif jusqu’à son arrivée dans la maison de retraite. Il avait été pisteur secouriste. Tous les matins lorsqu’il mettait sa tenue du jour, il portait le doigt, comme s’il s’était agi d’un talisman, sur l’épinglette fixée sur le revers de sa veste.

Il avait vécu pour et par ce métier. Il pourrait écrire un livre de ses nombreuses interventions, même si cela ne rendrait pas le touriste de montagne moins inconscient.

Sa femme lui en avait voulu de risquer, sa vie, leur vie, tant de fois. Mais, si c’était à refaire, il le referait. Il ne regrettait rien ou si ! Il avait un regret. Il était là inutile et en manque de l’adrénaline de la montagne. Pour lui, vieillir c’était malheureusement aussi cela…

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16. Pourpre

Albert n’a jamais vu Mathilde autrement qu’en rouge, des pieds à la tête. Même quand ils avaient enterré Jeannot, elle s’était vêtue tout en rouge. Les copines de la maison de retraite en avaient fait les gorges chaudes des semaines durant.

Aujourd’hui, Mathilde s’est faite belle, elle s’est pomponnée et il aime sa coquetterie. Ses  bouclettes fixées à la laque qu’il hume jusque-là, sa petite robe rouge à dentelle, ses souliers vernis rouges et ses lèvres pourpres. Hypnotisantes. Epoustouflante pour une mamie de 90 ans. Elle leur en met plein la vue. Tout le monde la regarde bouche bée alors qu’elle se rend aux médicaments du matin, puis s’approche de lui, Albert, et l’embrasse tendrement.

Tous verts de jalousie les pépés !

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17. Subrepticement

Une moyenne de sept molécules par jour… Albert pensait qu’ils dépassaient considérablement cette « norme » dans leur maison de retraite. En file indienne, les pensionnaires se rendaient à la table des médicaments. Sans rechigner. L’un pour soigner son diabète, l’autre son arthrose, son Alzheimer, sa dépression, l’insomnie…. Lui c’était l’hypertension qu’on lui avait diagnostiqué. A croire qu’à leur âge, il ne pouvait en être autrement. Ils faisaient vaillamment vivre l’industrie pharmaceutique.

Albert avait décidé qu’il n’en avait pas besoin. Il en avait jusque-là nourri subrepticement les haies de troènes. Il allait devoir trouver une autre cachette, les arbustes tombés malades sans qu’on sache pourquoi avaient dû être arraché...

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18. Soupirer

Albert était assis sur le canapé moderne mais inconfortable de la salle de détente froide et impersonnelle de la maison de retraite.

Il ruminait.

Plus personne n’avait le temps.

Ses amis n’avaient pas le temps de venir le voir.

Son fils n’avait pas le temps de lui téléphoner.

L’aide-soignante n’avait pas le temps de discuter.

Le jardinier n’avait pas le temps d’entendre ses conseils.

Le médecin n’avait pas le temps de traiter de la « bobologie» comme il disait.

Alors que lui…ne savait que faire de ses journées….

Il soupira.

Mathilde, assise à côté de lui, lui prit la main.

- Je suis là, moi, Al.

- C’est vrai Ma. Merci d’être là.

Les voilà, partis main dans la main dans le jardin, tuer le temps… en se racontant le bon vieux temps.

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19. Citrouille

 Albert arriva dans la salle du petit déjeuner de la maison de retraite en retard par rapport à son habitude.

Il était échevelé et n’était pas rasé, lui d’habitude tiré à quatre épingles.

Il s’installa à côté de Mathilde à leur table habituelle.

- J’ai la tête comme une citrouille, Ma.

Mathilde, pomponnée comme à son habitude en salopette et chemisier rouges, cacha sa bouche derrière sa main soulignée d’un trait pourpre en pouffant.

- Framboise, banane ou fruits rouges ? Les trois peut-être ?

- Je ne sais pas Mathilde, mais il fait mal à la tête. Je crois que j’ai abusé. Même ça ce n’est plus comme avant, répondit-il, dépité.

Ses yeux se portèrent à l’affiche encore fixée au mur annonçant une soirée beaujolais nouveau, la veille.

20. Banquise

 - Ici, nous sommes comme les ours blancs Ma, dit Albert à Mathilde, tous deux installés devant la télé de la salle de détente commune de la maison de retraite.

Le bulletin d’informations traite comme chaque jour du réchauffement de la planète et de ses conséquences. Aujourd’hui les journalistes sont en Arctique.

- C’est pour la couleur des cheveux que tu dis ça Al ou pour le caractère d’ours mal léché de certains ?

 - Non, Ma. Je pensais plutôt au fait que tout le monde est conscient que les ours vont disparaître en nombre parce que la banquise fond mais chacun continue de vivre sa vie et personne ou presque ne fait rien. Cette maison isolée de la ville est notre banquise, notre dernière demeure où il est si facile de nous oublier.

21. Eperdu

Toute la journée, Nelly était entourée par les pensionnaires de la maison de retraite, occupée à les soigner, les laver, les habiller, les nourrir, noyée sous les tâches et les sollicitations.

Et pourtant elle se sentait seule. Eperdument impuissante et seule. Désarmée face à la solitude, inefficace face à la douleur, perdue et perdante face au déclin.

Elle était aide-soignante depuis vingt ans. Elle avait perdu un nombre incalculable de patients. Cela aussi renforçait son sentiment de solitude. Elle les avait tous aimés chacun de façon différente, chacun comme il en avait besoin.

Malgré tout, elle vivait par et pour son travail. Impliquée et engagée. Et elle ne changerait de profession pour rien au monde.