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Leanora

Il y a 1 an | 228 vues

21 jours en mots

J1 : Génie

Assise à son chevalet, elle ne me semble plus vraiment humaine. J’observe son bras former des arabesques violentes, passionnées, pour guider son pinceau. 

Elle s’agace ; je l’entends marmonner quelque chose entre deux traits de peinture. Je n’ai jamais compris son obsession, cette recherche constante d’une perfection inaccessible. Quand je la regarde, je ne vois que l’étincelle de génie qui danse dans ses prunelles, cette force qui lui permet de changer les couleurs en émotions. Une magie ordinaire qui me bouleverse à chaque seconde de contemplation.

 

J2 : Incandescent

Le sifflement des flammes ne parvenait pas à couvrir ses hurlements. Après la naissance des étincelles fatidiques, les cris avaient été terrifiés. La douleur ne s’était fait entendre qu’après le premier baiser brûlant. Les jambes avaient disparu dans un enfer orangé, puis le buste. La chevelure, portée par la brise nocturne, était devenue un étendard funeste.

Les hurlements avaient cessé une fois le visage avalé. Toute la nuit, nous avions veillé autour du bûcher, afin d’être certains qu’il accomplisse son œuvre jusqu’au bout. Lorsque l’aube s’était levée, le feu était mort. Il n’en restait qu’un amas de braises incandescentes qui semblaient tracer un mot, l’unique raison dont nous avions eu besoin pour ôter une vie : sorcière.

 

J3 : Cirrus

Tous les ans, dès l’arrivée des beaux jours, je boude le bus et dévale la rue à vélo pour aller en classe. Quand je passe devant chez elle, la Dame en Jaune m’adresse un sourire étincelant depuis son perron. Je le lui rends toujours, en observant ses boucles blanches comme si elles pouvaient prédire la météo.

Les nuages peuvent prendre de nombreuses formes. Il y a ceux qui défilent loin au-dessus de nous, qui cachent le soleil ou le dévoilent, qui amènent la pluie ou la font cesser. Il y a ceux qui se lovent dans l’esprit des gens, qui les font divaguer, imaginer, rêver. Et puis, enfin, il y a ceux qui ont élu domicile sur la tête de la Dame en Jaune ; des cirrus élégants se faisant l’image du temps qui passe.

 

J4 : Obsidienne

Il avait tout pour plaire. De belle stature, des jambes si longues qu’elles semblaient pouvoir enjamber la Seine. Une mâchoire taillée au couteau, des pommettes hautes encadrant un nez bossu, sans que l’angle soit disgracieux. Des boucles blondes qui dégringolaient sur ses tempes, comme un halo ; pas celui d’un ange, celui d’une tentation interdite. Ses yeux étaient ce qui me frappait le plus. Des iris d’une couleur obsidienne, un noir calme, comme un répit entre deux tempêtes. Un noir dans lequel je voulais plonger tête la première.

Et quand sa voix caressait mes oreilles, si grave et si profonde, je fermais les yeux. Je fermais les yeux et je souhaitais très fort pouvoir porter les siens en pendentif.

 

J5 : Coquelicot

Ce n’est pas ma faute.

Je me répète cette phrase en boucle, debout au milieu du jardin. Mon regard ne parvient pas à se détacher du corps, à mes pieds, effondré sur mon parterre de tulipes. Sa poitrine se soulève à peine, tente de prendre ses dernières inspirations. Il siffle, il grogne, il gargouille. Sur le côté de son cou, il y a du rouge ; du rouge qui coule, qui goutte et qui s’étale sur le sol, comme les pétales d’un coquelicot.

Il y a du rouge sur ma truelle aussi, sur mes mains et sur mes joues. Je lui ai dit de s’éloigner, il s’est approché. Je lui ai dit de me lâcher, il m’a empoignée plus fort. Il a voulu m’arracher au jardin, je l’ai cueilli à la jugulaire.

Ce n’est pas ma faute.

 

J6 : Cercle

Agenouillée sur le sol, la doyenne m’intime d’approcher. Son visage raviné de rides est tordu en une moue sérieuse, solennelle. Elle sort un morceau de charbon de sa poche et claque des doigts devant mes yeux. Elle insiste pour que je me concentre, c’est important. Elle esquisse un angle qu’elle appelle « esprit », continue jusqu’à former une étoile à cinq branches, une par élément. Enfin, elle trace un cercle parfait, son poignet assoupli par une vie d’expérience.

La doyenne pointe le pentacle du doigt et m’annonce, l’air sévère, qu’elle vient de dessiner le monde. Je retiens un soupir et songe que, vraiment, sécher les cours de géographie doit être un trait de famille.

 

J7 : Moucharder

Ses gestes sont furtifs, alors qu’elle ouvre les battants de verre. Un grincement retentit, elle se fige. Dans ses oreilles, les battements erratiques de son cœur déchirent le calme de la nuit. Elle enjambe le cadre de la fenêtre, se laisse glisser à l’extérieur, atterrit sur l’herbe. Un instant de silence passe, puis elle se met en action. 

Ses mains fouillent ses poches, trouvent une cigarette et un briquet. Une étincelle, une inspiration, puis une volute de fumée s’échappe. Ses yeux se ferment et elle savoure la morsure du tabac dans sa gorge. La lune la nimbe de sa lumière froide, spectatrice fidèle qui, contrairement à sa fratrie, ne mouchardera pas l’addiction à ses parents.

 

J8 : Ordalie

Le rebord de la baignoire est dur, sous ma nuque. J’inspire, doucement, puis exhale un soupir tremblant. Mes yeux ne lâchent pas les fissures qui courent sur le plafond. Le plâtre est aussi fragile que moi, mais il tient encore bon. Moi pas.

L’acéré fend le délicat ; le froid de l’acier ouvre le passage au chaud de mon rouge, qui s’échappe hors de mes veines avec une hâte désespérée. Je suis juge de mon être, de mon existence, et j’applique à la lettre la sentence soufflée par ma conscience. Je me soumets à mon ordalie intérieure, je m’impose un rite de passage à l’issue incertaine. Dans ma gorge, je sens un arrière-goût amer de regret.

Si mes paupières se rouvrent demain, je me promets de vivre.

 

J9 : Scorpion

Accroupie sur le toit d’une vieille bâtisse, je me concentre sur les pavés en contrebas. Mes orteils, au fond de mes bottes, ne sont plus qu’un amas de chair engourdie. Mes doigts ne sont pas dans un meilleur état, rougis par l’hiver et crispés autour de ma sarbacane. Il fait noir, humide, froid ; il fait impatience, surtout.

Quand ma cible apparaît enfin au bout de l’allée, je porte mon arme à mes lèvres. Mon regard suit la silhouette bedonnante qui chancelle et chaloupe et trébuche, ivre de sa dernière soirée. Je compte ses pas, puis souffle. Le dard, aussi mortel et inattendu que celui d’un scorpion, file vers la nuque exposée. Une enjambée avortée plus tard, le corps heurte le sol dans un fracas de jour de paye.

 

J10 : Gourmandise

« Mamie, tu peux me… »

Un regard sec de mon père m’interrompt. Non. Je n’ai plus le droit de demander de l’aide, pas comme avant. Le temps des sauts en bottes jaunes dans les flaques d’eau et de la gourmandise impunie est révolu, mais trop tôt. Je dois m’assoir à table jusqu’à la fin du repas et parler politique avec mon oncle réac. Il paraît que les prochaines élections me concernent. Mais qui suis-je pour avoir un avis ? Pour prendre une décision ? 

Qui explique à une enfant, du chocolat autour de la bouche et les yeux rivés sur le reste de frites dans le saladier, la façon dont les rêves se fanent, brûlés par le pétrole des beaux jours achevés ?

 

J11 : Adamantin

Autour de nous, la foule vibre et fait des vagues. Nous marchons au cœur d’un océan humain, d’une tempête de volontés adamantines unies sous une même bannière. Louise serre ma main et je lui souris, incertaine d’être à ma place mais désireuse de la trouver. 

Fille je suis née, femme je deviens. Femmes modernes nous sommes, tentant de briser les barreaux de la cage archaïque qu’on nous a imposée. Un jour, bientôt j’espère, parviendrons-nous à changer le monde. Tant que nous garderons en tête les luttes passées, nous pourrons préparer celles à venir. Nous sommes fières, diverses, incassables, et nous ne serons pas oubliées.

 

J12 : Cariatide

Ses doigts frappent le bureau en suivant un rythme régulier. Ses sourcils se froncent, ses lèvres se pincent, ses yeux se mouillent un peu, discrètement, alors qu’elle relit le document. 

Elle est une cariatide mouvante : la place d’un vieux temple, ce sont des traumatismes qui tirent ses traits et pèsent sur son esprit. Anciens, eux aussi, synonymes d’une histoire qui se répète partout, dans sa vie et dans celle des autres. Atlas s’écrasait sous le poids du monde ; elle s’enfonce sous celui de ses souvenirs. Elle traîne la patte mais ne s’arrête pas, pas encore, elle ne se l’autorise pas. Elle doit d’abord se prouver qu’elle est toujours là, entière et importante.

Lorsqu’elle signe le procès-verbal, sa main ne tremble pas.

 

J13 : Rassembler

Je gonfle mes poumons, je les remplis d’air marin. Le monde est plus paisible que partout ailleurs, au bout de la jetée. Il n’y a que moi, les mouettes au-dessus et les poissons en-dessous. À l’horizon, le soleil laisse paraître ses premiers rayons, qui transforment le gris morne de la nuit mourante en l’orange vif du jour naissant.

Je suis dans cet entre-deux, entre le ciel et la mer, entre les astres, entre les futurs, les possibilités et les choix. Le mien est fait. Je dois partir, rassembler mes bagages et quitter le sable pour retrouver le bitume. Je dois partir, mais je reviendrai.

 

J14 : Saturne

« Gémeaux, cette semaine n’est pas la vôtre ! L’influence de Saturne se fera sentir dès lundi. Ne tentez pas de rendez-vous amoureux à moins d’apprécier les lapins et autres râteaux. Côté famille, tenez-vous loin de votre oncle paternel : la moindre dispute vous mettra la moitié de vos cousins à dos, et vous savez à quel point le ton monte vite autour d’une bouteille de rouge. Oubliez aussi la promotion qui vous fait rêver, votre patron a parfaitement conscience que vous ne la méritez en rien. Quant à vos finances, vous devriez appuyer sur la pédale de frein ; vous n’avez pas besoin d’une nouvelle table basse et le découvert bancaire n’est jamais loin. »

 

J15 : Talisman

Sous mon corps nu, l’herbe s’écrase. La terre souple, humide d’automne, épouse mes courbes et mes angles. Je me sens comme dans un cocon à ciel ouvert ; embrassée par le sol et caressée par la brise, qui effleure ma peau de ses doigts froids. À son passage, ma chair s’éveille et se meut, parcourue de frissons involontaires et couverte de reliefs gelés.

Autour de mon cou, le talisman s’éveille, pulse d’une énergie nouvelle. J'ouvre les yeux, les plonge dans l’orbe pâle qui surplombe la clairière. La lune est mère de ce qui luit dans l’obscurité ; protectrice des espoirs et des rêves trop timidement imaginés. Nous nous observons en silence, chacune à notre extrémité de la nuit, jointes par un sentier de milliers d’étoiles.

 

J16 : Pourpre

Elle était comme un arc-en-ciel perdu dans une rame grise de métro.

Assise sur un strapontin branlant, ses jambes croisées habillées d’un pantalon bleu, elle lisait un livre à la couverture jaune soleil. La laine indigo de son pull frémissait à chaque page, effleurée par le papier blanc cassé qu’un ongle vernis de mauve tournait avec précaution. 

Il fallut attendre plusieurs stations pour que, enfin, elle relève la tête. Le vert prairie de ses yeux traça le plan de la ligne, au-dessus de sa tête. Le rideau de boucles orangées glissa derrière son épaule et laissa apparaître la dernière couleur. Là, sur sa pommette, fleurissait un nuage pourpre, vestige d’une violence muette aux accents orageux.

 

J17 : Subrepticement 

Le débat n’avait jamais été destiné à durer. Elle choisissait ses adversaires avec soin, n’acceptait les joutes verbales que lorsqu’elle maîtrisait leur sujet. Gagner, convaincre, s’imposer étaient tout ce qui lui importait.

Elle maniait les mots comme on brandirait une lame, et ce depuis qu’elle avait compris qu’en tant que femme, sa parole serait toujours remise en question. Elle balayait chaque protestation d’un sourire paisible, renversait chaque idée d’un argument en acier trempé. Sans jamais perdre son calme, elle s’insinuait subrepticement dans l’esprit de ses opposants jusqu’à leur faire admettre qu’elle, et elle seule, détenait la vérité.

 

J18 : Soupirer

Juliette baisse les yeux vers son sujet, qu’elle n’a pas encore regardé. L’épreuve a dû commencer il y a bien une demi-heure et elle ne sait pas sur quoi elle doit composer. Elle songe que, quitte à ne rien écrire, autant faire dignement face à son ignorance. D’un geste sec, elle retourne la feuille de papier. Trois mots apparaissent, qu’elle connaît parce qu’elle a tout fait pour les oublier. « La dissociation psychique. »

Juliette ravale un soupir. Ce cours, elle l’a banni de sa mémoire, jeté au fond de sa corbeille intérieure. Que sont quelques pages, un chapitre à peine, dans un semestre ? À l’échelle du savoir, pas grand-chose. À l’échelle de sa vie, beaucoup trop.

 

J19 : Citrouille

Je m'étais toujours promis qu’une fois le permis en poche, je m’offrirais une voiture incroyable. Une voiture écologique, électrique, avec un design digne d’un vaisseau spatial et un passage de zéro à cent en trois secondes. Quand mes amis me disaient que c’était un rêve de garçon, je leur rétorquais qu’ils ne rêvaient pas assez comme des filles. En grand. En beau. En vrai.

Ce que j'avais moins prévu, c’est le prix de la voiture en question. Le petit papier rose durement acquis me nargue, posé sur le bureau, alors que défilent les zéros et les cents que je ne peux pas me permettre. Dans ma tête, une petite voix sournoise me dit que j’aurais mieux fait de rêver d’une citrouille qu’on change en carrosse.

 

J20 : Banquise

Jules expira. Son haleine forma un petit nuage assorti à l'hiver, puis se dissipa dans un coup de vent glacial. Avec un grognement, il frotta ses mains l’une contre l’autre et tapa des pieds sur le sol. Son écharpe s’envola un peu, il la rattrapa d’un geste brusque et y enfonça son visage jusqu’au nez. Le froid passait encore entre les mailles, mais c’était mieux que rien. Il s’adossa à l’abri-bus et se résigna à attendre, perdu dans ses pensées. Gabriel les occupait toutes, lui et son regard brun chaud, lui et ses mains si douces ; lui qui, malgré le soleil dans sa voix et l’été dans son sourire, était parvenu à changer le cœur de Jules en glaçon. Un petit morceau de banquise flottant au milieu de l’océan ravageur des sentiments tus.

 

J21 : Éperdu

Je suis ivre.

Ivre de sommeil et d’éveil à regret, ivre de la chaleur de mon lit et du froid de la rue, ivre d’écriture dès le matin alors que je devrais commencer ma journée par quelque chose de… plus productif, selon des normes sévères à outrance. L’art se meurt mais il me garde en vie. L’art me perd mais me ramène à quai lorsque je m’aventure trop loin en mer, comme un phare pour me sauver du naufrage.

Je suis ivre, folle, éperdue de sentiments qui ne sont pas toujours miens. Ils naissent dans ma poitrine, remontent vers ma tête et ordonnent à mes doigts de glisser sur mon clavier, jusqu’à ce que l’ivresse soit ivre d’elle-même et réclame une pause. Alors, je dors. Et, lorsque le jour passe entre mes volets, mon bar-bureau m’attend.