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Nade

Il y a 1 an | 543 vues

Voici mes 21 textes rassemblés

1e Novembre : Génie

Nous venions d’avoir les résultats du test et il était enfin possible de mettre des mots sur le comportement singulier de cet enfant : haut potentiel, surdoué. A l’annonce du psychologue, je fus tout de même un peu surpris, car Maxime, à première vue, n’avait rien d’un génie. Et après tout, qu’est-ce que cela allait changer dans nos vies ? Il resterait lui-même, nous resterions les mêmes, juste un peu plus lourds de ces mots encombrants qui avaient déjà commencé à modifier le regard que nous posions sur notre enfant.

 

2Novembre : Incandescent

« Seul ce premier instant où nos regards se croisèrent et se fondirent à l’unisson d’un brasier incandescent reste gravé dans ma mémoire à tout jamais. »

-          Et bien, Charles, que vous arrive-t-il ?

-          La mélancolie, ma chère, la mélancolie. Je me sens frigorifié.

-          Mais enfin, et tout le reste, toutes ces années ?

-          Le reste ? Justement. Tout au plus quelques cendres que j’ai préféré balayer au cours de ces longues décennies à vos côtés, seul devant l’âtre refroidi de notre union.

-          Et bien ça, c’est la meilleure !

-          Oui, Anouchka, vous avez tout à fait raison, c’est la meilleure décision que j’aie jamais prise: je vous quitte enfin pour la Polynésie.

 

3 Novembre : Cirrus

Il est assis sur le bord d’un banc dans le square où des enfants courent en riant. Enfoui profondément en lui-même, il ne manifeste aucune réaction, pas même un frémissement, face aux mouvements de joie bruyants qui l’entourent. Les coudes appuyés sur ses genoux, le visage caché par ses mains noueuses, il n’est déjà plus là. Je l’observe depuis un moment déjà, de la fenêtre de son appartement donnant sur le parc : les vêtements éculés qui enveloppent son corps décharné, son crâne dégarni masqué par quelques longues mèches blanches que soulève la brise comme de légers cirrus. Il a l’air si vieux.

A mon approche, il lève ses yeux d’azur délavés dans ma direction, sans un mot.

Allez, papa, on rentre, il est tard.

 

4 Novembre : Obsidienne

L’autopsie révéla, enchâssée dans la gorge d’Eugène Duclos, une pierre noire avec une dédicace : à ED de la part de MD et conclut à une asphyxie par étouffement. Les investigations menèrent rapidement à Marc Duclos, petit fils et seul parent de la victime.

-          Pouvez-vous m’expliquer la présence de cette obsidienne dans la gorge de votre aïeul, monsieur Duclos ?

-          Et bien, si vous saviez comme je m’en veux. Grâce à lui, j’ai pu obtenir un CAP en pâtisserie, puis, récemment, effectuer une formation en lithothérapie. J’aimais vraiment mon grand-père. C’est un malencontreux accident : son anniversaire le jour de l’épiphanie, mon désir profond de lui rendre un hommage évocateur… Il se met à pleurer.

-          Mouais, mouais, mouais …

 

5 Novembre : Coquelicot

-          Ah ben dis donc, t’en fais une tête mon Marco !

René relève doucement le visage boudeur du garçon en glissant sa main calleuse sous le menton grognon.

-          Et ben mon gars, te v’là bien amoché ! C’est quoi c’coquelicot ?

-          C’est rien, on s’est battus.

-          Et c’est qui qui t’a fait ça ?

-          C’est rien j’te dis, laisse-moi tranquille ! J’te l’dirai pas !

-          Bon, d’accord. Allez, viens voir par là, j’en ai moi aussi des coquelicots. Et puis des violettes, et puis même des fraises.

L’enfant le suit dans la cuisine où l’homme attrape au dessus du buffet une vieille boite métallique.

-          T’en veux ?

Son regard complice amadoue l’enfant  Marco qui esquisse un sourire timide sur le visage molesté.

-          Vas-y ! Sers-toi ! Ceux-là y font pas mal, c’est que d’la douceur.

 

6 Novembre : Cercle

-          Le nom du réseau, Smith ? Ça fait trois jours qu’on est là-dessus, on tourne en rond, il va falloir parler maintenant ! Qu’est-ce qui vous lie à Anthony Berkins ? Parlez, nom d’un chien !

Smith ferme les yeux.

-          … Le Cercle PI 3.14

-           Voilà, on avance. Développez !

-          Nous nous intéressons aux collisions entre les satellites en orbite autour de la terre… Je ne peux pas vous en dire davantage.

-          Il faudra bien, sinon je crains que la CIA ne s’emmêle. Et alors là…

-          Je ne peux vraiment rien révéler de plus.

-          Comme vous voudrez, Smith. Ramenez-le en cellule ! Il est tard, nous reprendrons les investigations demain. Et veillez à ce que ses orbites restent bien grand ouverts d’ici là!

 

7 Novembre : Moucharder

Tapi dans un recoin, le capitaine Bekler attend patiemment le moment propice pour se faufiler dans le couloir. Arrivé près des appartements du colonel, il colle une oreille contre la porte, se baisse jusqu’à la serrure. Trop tard : déjà les grésillements du poste à galène masquent les derniers mots de l’émetteur. Kzzz Kzzz … kler… Kzzz… e … épète, Bzzz …spion à bord Kzzz Bzzz. Le colonel se retourne et ouvre violemment la porte. Bekler s’étale.

-          Un problème, capitaine ?

Ce dernier se relève d’un bond en saluant.

-          Mes respects mon colonel ! Bekler au rapport, mon colonel ! Pour vous servir !

-          Allez vous faire foutre, Bekler, vous n’êtes pas seul à moucharder ! Vous êtes grillé, mon vieux.

 

8 Novembre : Ordalie

Après la tragédie, j’ai tout plaqué pour emmener Victor en Afrique. Il avait pris le risque de mettre sa vie en jeu en s’allongeant sur les rails à l’approche d’un train avec deux copains. L’un d’eux n’y avait pas survécu. Comprendre la conduite de mon fils et l’extraire de la dépression dans laquelle il sombrait ne pouvaient passer que par une confrontation forte, comme celle avec les esprits ancestraux qui régnaient encore au Congo où l’ordalie subsistait. Le projet était audacieux, mais je comptais sur le décalage des cultures, sorcellerie et mondes invisibles auxquels des individus acceptaient de soumettre leur destin, pour éveiller la prise de conscience de Victor. Le périple au terme duquel nous rentrèrent apaisés dura un an.

 

9 Novembre : Scorpion

« Ils sont allemands et viennent de Hanovre, formé en 1965, c’est l’un des plus anciens groupes de Hard rock, autant dire des légendes vivantes, ce soir en exclusivité, je vous demande d’accueillir : SCORPIONS ! ».

Du public en liesse, une horde d’acclamations jaillit, les projecteurs embrasent la scène, les guitares fusent, la batterie martèle un rythme déchainé. C’est parti pour une heure et demie de concert endiablé, secouant la foule en sueur dans une explosion de lumière et de fumée.

Noir total, les arpèges délicats de la guitare de Rudolf Schenker ouvrent la voie au silence et Klaus Meine entonne « Still loving you » devant la nuit perlée d’une multitude d’étoiles se balançant à l’unisson de la mélodie.

 

10 Novembre : Gourmandise

Alice s’ennuie. Elle allume son ordinateur et tape le mot magique : RECETTE, clique sur IMAGES, et là, apparaissent une multitude de petits plats, pâtisseries, friandises, et autres douceurs alléchantes qu’elle parcourt, à l’affût, faisant rouler la molette, cliquant sur l’une, sur l’autre, passant frénétiquement d’un onglet à un autre. Ses lèvres et ses joues s’empourprent, ses yeux pétillent, elle déglutit, et hop, c’est parti : elle enfile son tablier, sort ses ustensiles de cuisine et se met à pétrir, couper, mélanger, goûter, assaisonner, goûter encore, cuire… Puis, Alice s’assied devant le four chaud qu’elle ne quitte plus des yeux, impatiente de combler enfin sa folie douce, sa fougueuse gourmandise.

 

11 Novembre : Adamantin

« Mets ta tunique d’acier, Chevalier ! Et que cette armure adamantine te protège des morsures du destin ! ». L’orage gronde, un éclair perce les ténèbres et la musique du générique retentit.

« La suite demain dans notre prochain épisode ! »

-          Waouh ! C’était super !

-          Allez, frangin, en attendant, on va jouer dehors !

Enfourche ton fidèle destrier, écuyer, et rendons-nous au château !

Tantantanlan ! Tagadac , Tagadac, Tagadac !

-          Ah ben non ! C’est toujours moi qui fais l’écuyer…

 

12 Novembre : Cariatide

C’est à force de porter et de supporter que les femmes ont fini par se rebeller : Porter des enfants, dans leur ventre, dans leurs bras, porter des jupes et porter des talons hauts, des perruques et des chignons, des soutiens gorges et des jarretelles, des cabas au supermarché et des seaux d’eau dans le désert. Et puis, supporter aussi, parce qu’elles en ont supporté, les femmes, des maris, jaloux, violents, radins ou acariâtres, des mains aux fesses et des regards dans le décolleté. On les a même fait supporter des corniches et des chapiteaux. Y’en a marre ! On n’est pas des cariatides ! Délestez-vous mesdames ! Décidez de votre destin ! Rejoignez notre mouvement  sur nonauxcariatides.com. Nombreux cadeaux à gagner !

 

13 Novembre : Rassembler

Léo avait une admiration sans borne pour ces animaux qu’il idéalisait sans doute, abreuvé de légendes depuis son enfance et influencé par un oncle qui étudiait leurs comportements dans les Alpes du sud. Mais mardi, les parties consommées et les caractéristiques de perforation du cou de neuf brebis de son voisin retrouvées mortes au pâturage, attestaient de la responsabilité du loup. Jeudi, une photo publiée dans Le Dauphiné montrait une meute de six adultes rassemblés sur un terreplein rocheux faisant face à l’objectif d’une caméra thermique comme par volonté qu’on leur tire le portrait. Effaré, autant qu’anxieux à l’idée d’un nouvel arrêté préfectoral, Léo s’élança vers le 4X4 pour rejoindre son oncle sur les hauteurs du massif.

 

14 Novembre : Saturne

-          Allez-y, Mademoiselle, on vous écoute.

-          « De la douceur, de la douceur, de la douceur ! »

-          Arrêtez-vous là, c’est parfait, je vous remercie. Au suivant !

A vous, jeune homme.

-          « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime »

-          Merci, merci, très bien. On passe au suivant.

Je suis tout ouï, jeune fille.

-          « Les sanglots longs Des violons De l'automne Blessent mon cœur …»

-          Mais qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui avec Verlaine ? Ça fait quand même un bail qu’on est allé explorer Saturne et qu’on connait son atmosphère gazeuse ! Rajoutez un astérisque à la liste, Madeleine : pas de « Poèmes saturniens » jusqu’en 2026!

Après, je rends mon tablier, ils feront ce qu’ils voudront.

                                                                                                                                              

15 Novembre : Talisman

« Un nourrisson retrouvé au bord d’un sentier de montagne près de Chamonix : au fond du panier qui lui tenait lieu de berceau, un mouchoir brodé de deux angelots ceints d’un cœur blanc était replié comme une petite bourse fermée par un ruban rose. Il contenait tel un talisman, une mèche de cheveux souples et bruns ainsi qu’un pendentif gravé de signes mystérieux qui n’ont pu être encore déchiffrés ». 12 juillet 1965, ajouté au stylo.

Léa posa la coupure de journal jaunie sur le drap et fixa d’un regard grave sa mère lui murmurant: le bébé c’était toi.

Cette femme qui l’avait tant chérie venait de s’éteindre et avec elle toutes les réponses aux questions qui naissaient avec le chagrin et la détresse de Léa.  

 

16 Novembre : Pourpre

Dans les années 80, subsistaient dans les rues du centre ville quelques boutiques improbables que le progrès n’avait pas encore éradiquées. Et particulièrement un tout petit magasin de fournitures pour Beaux-arts tenu par une octogénaire. Une richesse inouïe condensée dans un véritable capharnaüm. Des étudiants s’y rendaient parfois à plusieurs pour un unique tube de cadmium pourpre, et pendant que la mère Dury disparaissait dans sa réserve entre les piles de cartons, laissant échapper son indéfectible « j’vais vous trouver ça », ils chapardaient quelques articles coûteux avant d’accueillir son retour par un merci souriant et sortir leurs quelques francs. Etait-elle dupe ou s’en amusait-elle par plaisir de servir l’art, même à ses dépends?

 

17 Novembre : Subrepticement

« Nous recevons ce matin dans nos studios monsieur Bertrand Simon, conseiller auprès du ministre de la santé. Bonjour monsieur. Revenons, si vous le voulez bien, sur la crise sanitaire dont certaines conséquences perdurent à ce jour. Pouvez-vous nous expliquer les raisons qui ont amené le gouvernement à nous faire passer subrepticement d’un confinement lié à la pandémie, somme toute long et strict, à un été sur les plages? N’était-ce pas risqué ? Le conseiller se racle la gorge. Et bien, madame, je vais vous dire, franchement, il s’agissait d’une décision manifeste de bienveillance à l’égard des français… »

Ce Simon ne manque pas d’air !

Et dans un petit bruit de pompage se déclenche à nouveau le respirateur artificiel de ma femme.

 

18 Novembre : Soupirer

Au cœur de mes longues nuits insomniaques, j’aime m’assoir à ton chevet les yeux fermés. Le silence laisse émerger tes profondes respirations. Je ne bouge pas. Tu te retournes en laissant s’évader quelques gémissements aussi légers qu’un duvet naissant et ton souffle reprend son rythme lent et régulier de métronome indolent. Je reste là, immobile, attentif aux secrets du sommeil. Ignorant de ma présence, ton corps se déploie en soupirant comme un violon langoureux.

J’ouvre les yeux, et te contemple en souriant dans la pénombre, mon compagnon le chat.

 

19 Novembre : Citrouille

Perrine et son grand-père rentrent de l’école en discutant de leur journée. Ils s’apprêtent à traverser, lorsqu’une voiture fonce sur la chaussée comme s’ils étaient invisibles. Nom de Dieu ! Hurle le vieil homme en tirant violemment la petite en arrière pour éviter le chauffard!  Perrine pousse un cri perçant !

Il la serre  dans ses bras lui offrant quelques baisers consolateurs avant de reprendre le chemin de la maison.

-          Ça y est, ma poupée, on est arrivés. Ça va ? Tu veux goûter ?

-          Papi… J’ai eu si la trouille que j’ai fait pipi dans ma culotte.

-          Quelle citrouille, mon Titou ? C’est pas la saison. Tu veux pas plutôt un cornichon avec un p’tit bout de pâté ?

-          Mais, Papi, t’es sourd ou quoi ? Je te dis que je suis toute mouillée !

 

20 Novembre : Banquise

Ma petite Hélène est née hier. Elle ressemble à un krill avec ses grands yeux noirs, sa peau si fine qu’on peut voir au travers et ses frêles petites pattes de crevette. Son frère tout excité bat des ailes comme un manchot quand il la voit et leur mère repose encore, tel un phoque alangui, à la maternité. Quand il me faut les quitter, je me sens comme un pauvre ours dépressif sur sa banquise. Et je n’ai même pas l’excuse de la dépression postpartum.

 

21 Novembre : Eperdu

Nous dinions tranquillement lorsque j’entendis une cavalcade éperdue dévaler l’escalier. Je me jetai intriguée sur le judas de la porte que j’entrouvris finalement pour voir s’échapper un peloton de silhouettes sombres et bruyantes. J’enchaînai sur la fenêtre du salon pour découvrir au pied de l’immeuble un troupeau d’enfants affublés de guenilles et de masques plus horribles les uns que les autres riant à cœur joie. Rejoignant rassurée la porte d’entrée que j’avais laissé entrebâillée, je découvris sur le paillasson un amas informe à l’odeur nauséabonde. Les chenapans nous avaient jeté un sort digne d’une indigestion de friandises avant même de nous en avoir réclamé.