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Anastasia

Il y a 1 an | 590 vues

Notre première "repêchée" est... EmmaBlue

Jour 1 : Génie

"— Qui sait ? Si tu frottes assez longtemps, peut-être verras-tu apparaître un génie ? 

Sur ces mots, mamie me laissa seule avec l’étrange objet de cuivre. Satisfaite, cette activité m’occuperait sans doute pendant toute la durée de sa sieste. Alors, je m’installai sur le tapis près de la fenêtre. Avec la complicité du soleil et armée d’un carré de tissu magique, j’entrepris d’astiquer la lanterne avec toute la force de mes bras d’enfant. Bientôt je clignai des yeux sous l’éclat grandissant du métal, mais toujours aucun signe du fameux djinn. Toute à ma tâche, la voix de mamie me fit sursauter : 

— Eh bien le voilà, notre brave petit génie ! Alors je compris. Oui, il était là, dissimulé dans le reflet de la petite fille qui me souriait."

Jour 2 : Incandescent

"On a laissé la nuit nous tomber dessus. Chaude et sans étoile. Je te regarde porter une cigarette à ta bouche, ce bout incandescent qui danse dans le noir. Ce n'est pas le bon moment, mais ça fait trop longtemps que je me tais. Je doute. Qu'est-ce que ça changera ? Je t’imagine déjà avaler trop de fumée, te mettre à tousser sans pouvoir t’arrêter. Je disparaîtrai pour revenir un verre d'eau glacée à la main. Dans l'obscurité, tu ne me verras pas trembler. Je me tiendrai à la rambarde pour ne pas tomber. Voilà, je suis passée aux aveux. Tout ce qu'il reste de ton assurance, c'est un mégot rageusement écrasé. Une odeur de tabac froid. Il n'en fallait pas plus pour attiser le feu. Je suis prête. Cette nuit, le dragon, ce sera moi."

Jour 3 : Cirrus

"Allongés dans l’herbe, nos regards se perdent dans l’infiniment bleu. Tu attrapes ma main. Nos doigts s’entrelacent. Le ciel devient océan. Chacun plonge dans le silence de ses plus secrètes pensées. La chaleur de ta peau me rassure. Une douce brise se lève, fait frémir les feuilles des arbres et caresse nos visages, comme une bénédiction. Le souffle de la nature se passe de langage. Et puis il apparaît, magie de la condensation, un voile léger comme celui de la mariée. Très haut dans le ciel, si haut que même les longs courriers ne peuvent l’atteindre. Rêve inaccessible que ni toi ni moi n’osons nommer. Le réel reprend le dessus. Je te dirai simplement : 

— Tu as vu ? 

Et tu me répondras :

— Oui, c’est un cirrus."

Jour 4 : Obsidienne

"Genoux griffés par la terre rocheuse, tu travailles en ignorant la course du soleil au-dessus de nos têtes. Le vent soulève un nuage de poussière ocre. Je dois fermer les yeux quelques instants. Derrière tes lunettes de protection, tu ne te laisses pas distraire. Le bruit sec des coups de marteau sur le burin s’enchaînent dans une cadence effrénée. J’ai du mal à cacher mon impatience. — Tu as trouvé quelque chose ? Appliqué, tu restes silencieux. J’ai l’impression d’assister un chirurgien concentré sur l’opération d’un organe vital. Enfin, un rayon de soleil se heurte à la surface noire et brillante de la pierre que tu convoites. Elle n’est pas précieuse et pourtant, c’est un éclat du cœur de la Terre : magique obsidienne."

Jour 5 : Coquelicot

"Dans le creux de ta main, un trésor. Je sais la beauté, fragile et délicate cachée à l’intérieur. Protection illusoire. Combien de boutons de fleur sacrifiés dans tes petites mains d’enfant ? Alors, tu déchires doucement la capsule vert tendre comme je l’ai fait avant toi sous le regard de ma mère. Ébloui par la douceur et le rouge éclatant des pétales. Tissu de soie que tu déplies avec soin. Déjà flétri, hélas. Le coquelicot ne se laisse pas cueillir. Seul l’œil du peintre peut capturer sa splendeur éphémère. Tes yeux se posent sur ma bouche. — C’est la même couleur que tes lèvres, maman. Touchée, je dépose un baiser sur ta joue, un baiser rouge coquelicot qui déjà s’évapore et appartient au passé."

Jour 6 : Cercle

"Je voudrais avoir la force de déplacer le centre du cercle. Arrêter de graviter autour de toi. Quelle est la force d’attraction qui me tire et me tient ? Je suis attachée à une laisse invisible et tendue au maximum. Je n’ose pas me regarder dans la glace de peur de voir une marque rouge autour de mon cou. J’ai du mal à respirer et pourtant je reste, stupide comme un fidèle toutou. Je gémis en silence mais personne ne m’entend. Mais lorsque je dors, je rêve de me transformer en louve, en animal sauvage. Un jour, je montrerai les crocs et je veux croire que l’instinct de liberté sera plus fort que la force de gravité qui me retient à toi."

Jour 7 : Moucharder

"Il se trimballe dans les couloirs du lycée, à l’affût des moindres ragots, volette de groupe en groupe, lance une vanne ou deux et se casse s’il n’y a rien à en tirer. Qui baise avec qui ? Plus c’est salasse, plus il aime ça, quand ça glisse d’une bouche à l’autre, que ça dégouline et que ça reste collé sous les semelles. Il se targue de sa discrétion de mouche. Il lui suffit de laisser traîner une oreille, d’observer ses victimes de ses yeux à facettes. Mais quand il s’installera à la table de la cafétéria avec son plateau, il ne saura pas ce qu’elles pensent tout bas. Sur qui va-t-il encore moucharder cette fois, le cafard ? D’un seul et même regard, elles l’écraseront comme un vulgaire insecte."

Jour 8 : Ordalie

"Une déclaration qui fait froid dans le dos : « L’humanité doit choisir entre solidarité et suicide collectif. » La voix du chef de l’ONU résonne encore au creux de mon thorax. Alors on en est là. Cette fois, ce n’est pas un seul individu qui subira l’ordalie comme cela se pratiquait au Moyen Âge, mais nous tous, citoyens de la Terre. Combien de temps résisterons-nous aux épreuves que nous nous infligeons ? Incendies, canicules à répétition, inondations dévastatrices. À nous de choisir : le feu ou l’eau ? Là-haut, le tout-puissant n’a plus rien à faire. Juste observer l’inaction des hommes et se frotter les mains. Pour déterminer sa culpabilité ou son innocence, l’homme s’en remettra aux seules conséquences de ses actes. Point final."

Jour 9 : Scorpion

"J’aurais dû me douter qu’il se cachait sous les artifices de ta beauté. Ces bêtes-là se méfient de la lumière du jour. Ébloui par ta présence solaire, ton sourire, je n’ai pas remarqué votre petit jeu. Toi, sa complice. Lui, l’ennemi invisible. Ce n’est qu’une fois la nuit tombée, dans la pénombre d’une chambre d’hôtel, qu’il est sorti de sa cachette, dard dressé, prêt à l’attaque. Je ne me suis pas méfié, je n’ai pas craint sa morsure quand mes doigts ont glissé sous ta robe. Ce n’est qu’en faisant coulisser la fermeture éclair dans ton dos qu’il m’est apparu : le scorpion tatoué sur ta peau. Surpris, j’ai retiré ma main. Devinant mon émoi, tu t’es retournée et dans tes yeux noirs j’ai lu : La nuit, c’est moi qui fixe les règles du jeu."

Jour 10 : Gourmandise

"Je roupille tranquille dans mon coin quand une odeur alléchante s’infiltre jusqu’à mes narines. Qui peut résister aux effluves chaudes et sucrées du chocolat ? Je m’étire et je me lève. Je n’ai aucun mal à repérer la source qui m’a sorti de mes rêves. Bien trop petit pour l’atteindre, je devine qu’il trône sur la table, le gâteau d’anniversaire ! Ça y est, je salive. Pourtant, on me l’a dit et répété cent fois: « Ce n’est pas bon pour ta santé. » Alors, j’ai ma technique. Stratège, je me poste près du petit dernier. J’attends que ça tombe, et hop ! D’un coup de langue vif je subtilise quelques miettes. Je vais encore me faire gronder. Dites, pourquoi la gourmandise serait-elle réservée aux humains ?"

Jour 11 : Adamantin

"Au Musée d’Art Moderne et Contemporain, un tableau attire toutes les convoitises. Il se présente aux yeux des visiteurs sous la forme d’un bouclier d’acier. De forme rectangulaire, il recouvre entièrement l’œuvre. Inviolable. Le cartel précise : « Attention, fragile ! Sous cet écran adamantin, un cœur palpite. » À qui s’étonne de la cuirasse opaque qui empêche les amateurs d’admirer ce qu’il dissimule, l’artiste répondra : C’est la vie même que je protège. Elle mérite bien ce qu’il y a de plus résistant, un métal aussi dur que du diamant."

Jour 12 : Cariatide

"Sur leurs épaules et sur leurs têtes elles portent tout le poids du monde Qui s’est assuré qu’en l’absence de bras elles ne pourront pas se couper quelques mèches ? Immuables et éternelles depuis leur mausolée elles regardent les hommes se mettre à genoux Elles, belles cariatides resteront debout."

Jour 13 : Rassembler

"Mains agrippées au volant, mes pensées se bousculent. Concentrée sur l’instant présent, j’ai perdu mes souvenirs quelque part en chemin. Sans eux, je ne peux plus avancer. Une évidence s’impose : je dois faire marche arrière, revenir aux sources. Sinon je vais devenir folle. L’instant présent, c’est des conneries. À force de renier le passé, je ne sais plus qui je suis. Je dois faire demi-tour, là tout de suite, et parcourir le chemin en sens inverse. Où est-ce que j’ai laissé mon enthousiasme, mon innocence, mes rêves ? Sur quel trottoir ? Au bord de quelle route ? Il est temps, oui grand temps de rassembler mes esprits, de faire marche arrière et de reconstruire le puzzle de ma vie."

Jour 14 : Saturne

"Fidèle au poste, mon chasseur d’étoiles. Le télescope pointé vers l’espace infini, il disparaît des heures, tout à la contemplation d’une planète lointaine. Au programme de la soirée : Saturne ! Comment rivaliser avec la belle et ses anneaux qu’elle fait danser autour d’elle ? L’amoureuse pourtant restera hors d’atteinte. Elle a su préserver le mystère, la demoiselle. — Tu te rends compte, elle a plus de vingt lunes ! s’exclame-t-il sans détourner son œil de la lunette. Dis-moi Saturne, que dois-je faire pour attirer son attention ? Cette nuit encore, robe moulante et collier de perles ne suffiront pas à l’éloigner de toi."

Jour 15 : Talisman

"Forgé dans un métal lourd, le talisman pendait au cou de mon père, au bout d’un épais cordon de cuir brun. Sous sa chemise, papa protégeait son deuxième cœur des regards indiscrets. Un organe vital qui se transmettait de père en fils depuis des générations. Le mystère agissait sur moi comme un aimant. Approcher mes mains du médaillon, c’était m’attirer les foudres du paternel et me brûler les doigts. L’objet de ma convoitise n’avait aucun pouvoir paratonnerre, c’était certain. Je compris qu’aux hommes seulement, ses vertus étaient promises. Force, puissance et protection divine. Pour me consoler, ma mère me chuchotait : « Tu sais Anna, les filles portent en elles assez d’amour et de magie pour résister aux aléas de la vie. »"

Jour 16 : Pourpre

"Sous l’œil du photographe, la belle prend la pose. Son corps nu épouse les lignes du canapé-bouche. Tête renversée en arrière, ses cheveux blonds tombent en cascade et caressent le sol. Elle offre sa nuque au regard du vampire et devient femme caméléon. Il devine sous la peau fine le réseau de ses veines. C’est la seule chose qui l’intéresse. L’idée que son sang pourpre se confonde avec le canapé de la même couleur. Il ne vérifiera pas si le grain de sa peau a la même texture que le tissu sur lequel le corps repose. Il contemple son œuvre : une nature morte, digérée par un meuble cannibale."

Jour 17 : Subrepticement 

"Moi et mes seize ans, on est partis en douce dès la tombée de la nuit, sans embrasser ma mère. Pieds nus dans le sable frais, la mer nous attendait. Sombre et affamée. Bien avant que le soleil ne se lève, je me suis glissé subrepticement dans l’embarcation. D’autres m’ont rejoint. Passagers clandestins, nous restons silencieux, invisibles aux yeux de l’univers. Au-dessus de nos têtes, les étoiles nous surveillent. Elles seules nous accompagneront jusqu’au bout de la nuit. Au petit matin, le soleil, impitoyable, prendra la relève. Complices, les yeux froids des caméras du monde entier observeront notre dérive."

Jour 18 : Soupirer

"Nous ne sommes pas sur le même quai. J’envisage l’impossible : « La place est libre mademoiselle ? » et rêve d’une rencontre. Les minutes s’égrènent. Je ne la quitte pas des yeux. Elle longe le quai opposé, regarde sa montre, soupire, fait demi-tour, soupire. Il est en retard. Non, pas le train bien sûr, l’autre, le rival absent. Sur le quai d'en face, je suis invisible. Cela fait dix fois qu’elle sort son téléphone portable et dix fois que je constate : aucun soulagement n’éclaire son visage. Je voudrais lui adresser un signe. Mais voilà que son train s’interpose brutalement entre elle et moi et écrabouille mes rêves. Quand il redémarre enfin, elle est seule sur le quai. Elle lève la tête et me dévisage. Mon train entre en gare."

Jour 19 : Citrouille

"Depuis le rebord de la fenêtre, la citrouille ne quitte pas son poste d’observation. On a creusé dans sa chair des yeux, un nez et une bouche, autant en faire bon usage. Alors, elle regarde en souriant les feuilles tomber et les arbres se dénuder. Elle respire le parfum de la pluie et résiste aux rafales de vent. Elle remercie l’enfant qui chaque soir lui apporte un peu de chaleur. Elle croit encore que la vie est cette flamme qui vacille en son cœur. Quand autour d’elle tout est noir, elle se sent comme un soleil, un soleil orange d’automne. Si elle avait des oreilles, elle entendrait déjà dans le lointain les premières chansons de Noël, celles qui annoncent sa fin. Elle comprendrait qu’elle n’est là que pour témoigner du temps qui passe."

Jour 20 : Banquise

"Qu’est-ce que la page blanche, sinon un désert de glace ? Dès le premier face à face, l’espace qui s’ouvre à toi te semble infini et glacial. Alors, tu enfiles une combinaison, tu te protèges du blizzard qui veut te tenir à distance. Ne te laisse pas impressionner ! Jette ces lunettes. Il faut que tu comprennes que c’est en te mettant à nu que tu la rencontreras, l’inspiration. Oui, c’est ça, enlève ces gants. Approche. Voilà. Est-ce que tu l’entends ? Il suffit de l’effleurer du bout des doigts pour que la banquise te parle. Déjà tu sens son souffle sur ta main. Ça brûle ? Ce n’est pas grave. Si tu oses la caresser, tu sentiras la vie bouillonner là, juste en dessous. Alors, vas-y, prends un pique et de toutes tes forces, brise la glace !"

Jour 21 : Eperdu

"La musique pulse. Le volume est si fort que son corps devient caisse de résonance. À l’intérieur, son cœur essaie de tenir la cadence. La foule en liesse ondule comme une vague jusqu'aux pieds de la star. Noyée dans la fosse, elle n’est qu’un grain de sable, mais elle s’en fout. Ce soir, son idole chante pour elle, seulement pour elle. Ces mots d’amour éperdu lui sont adressés, elle en est sûre. Les projecteurs balaient le public et semblent s’arrêter sur elle. Depuis la scène, il pointe son index dans sa direction. Ses yeux se remplissent de larmes. Elle se sent partir, engloutir par les sables mouvants. Quand elle ouvrira les yeux, elle sera coquillage. Au sein de l’écrin de nacre se cache la perle de ses premiers émois."