Retour à l'espace passion
visuel principal de la chronique
Anastasia

Il y a 1 an | 465 vues

Et notre second "repêché" est... JUDESL

Jour 1 : Génie

"J’ignore si partir en voyage avec V. était une idée de génie ou une erreur tragique. Nous nous étions rencontrés cinq jours plus tôt, sur le quai d’une gare. Il était seul, j’étais seul, nous avions discuté en attendant le train ; nous nous étions tout de suite plu. Il était entre deux contrats, libre de toute contrainte, et n’avait rien prévu. J’étais en congé pour un mois. Dès le lendemain de notre première nuit, nous avons décidé que nous passerions ensemble les trois semaines suivantes. Il n’avait pas les moyens de m’accompagner en Grèce, j’ai annulé mes billets pour m’embarquer avec lui, dans sa voiture, sur les routes de France. À peine étions-nous sortis de la ville que nous sommes tombés en panne. C’était le premier jour."

Jour 2 : Incandescent

"La panne du premier jour avait été l’occasion de ma première dispute avec V. : comment n’avait-il pas vu que nous allions manquer d’essence ? Il s’était défendu, avait expliqué que la jauge du réservoir était défaillante. Il avait marché jusqu’au prochain village et en était revenu avec un bidon. Nous avions pu reprendre notre route.

Le lendemain, l’incident était oublié, la bonne humeur revenue. Nous avons parcouru des kilomètres sur l’asphalte incandescent. J’aimais le voir conduire, son regard fixé devant lui, une main sur le volant, l’autre sur ma cuisse, les cheveux ondoyant sous le vent qui s’engouffrait en sifflant par la vitre baissée. Il était beau, je me sentais devenir amoureux, mon âme chantait, c’était le deuxième jour."

Jour 3 : Cirrus

"Les cirrus zébraient l’azur. Nous avions fait halte en surplomb d’une gorge qui s’en allait rétrécissant vers le sud. La rivière, tout au fond, se perdait dans l’ombre des chênes verts et des pins tordus.

V. m’a tendu le sandwich qu’il m’avait préparé. Depuis le matin, il ne parlait plus, répondait à peine à mes questions, coupait court à toutes mes tentatives d’engager une conversation plus nourrie. J’aurais pu le croire contrarié par ma présence s’il n’avait pour moi mille attentions, et s’il n’accompagnait chacun de ses regards vers moi d’un sourire éblouissant.

J’ai fini par lui demander la raison de son mutisme. Il m’a simplement répondu qu’il était bien comme ça, qu’il n’avait pas besoin de parler. C’était le troisième jour."

Jour 4 : Obsidienne

"Malgré la tendresse que V. me témoignait par ses gestes et ses regards, ses silences de la veille m’avaient rendu mélancolique, comme si l’ennui déjà s’installait entre nous – je redoutais plus que tout le syndrome des vieux couples qui ne trouvent plus rien à se dire. Je n’osais pourtant exprimer mon sentiment, de peur de paraître ridicule et de rompre le charme un peu plus vite encore.

Nous nous sommes relayés toute la journée derrière le volant, sur des routes cabossées. Il parlait un peu plus, sans avoir retrouvé l’entrain de nos premiers instants. En contemplant la chevalière ornée d’une obsidienne qu’il portait à l’annulaire gauche et dont j’ignorais l’histoire, j’ai réalisé combien il m’était inconnu. C’était le quatrième jour."

Jour 5 : Coquelicot

"V. dormait encore à côté de moi. La toile de la tente filtrait les premiers rayons du soleil pour teindre de bleu son corps perlé de sueur. En l’observant, je me disais que son amour pour moi, s’il avait existé, avait peut-être déjà fané, semblable à un coquelicot dont la fleur ne survit pas à la semaine.

Mais dès son réveil, il m’a surpris par une étreinte passionnée, une de celles que l’on ne saurait simuler, et dont l’intensité nous a tous deux comblés pour la journée entière, nous laissant insouciants et joyeux. Oubliant la voiture et la route, nous nous sommes abandonnés à une tendre paresse, à l’ombre des tilleuls, jusqu’au soir. Je m’habituais à ses longs silences, en venais même à craindre le mot de trop… C’était le cinquième jour."

Jour 6 : Cercle

"Si le cercle est la figure de l’infini, et la ligne droite celle de la fuite, de quoi l’ovale contrarié de son visage était-il la forme ? Plus nous passions de temps ensemble, plus le mystère de sa personnalité me fascinait – et plus ce mystère m’enivrait.

V. ne pouvait pourtant fuir toutes mes questions. Au fil de nos repas et de nos longues heures sur la route, j’apprenais les faits marquants de sa vie, j’en apprenais aussi les détails insignifiants, mais ces bribes d’information, même réunies, échouaient à reconstituer un puzzle, comme s’il y manquait l’essentiel, et comme si ce qui m’échappait était précisément ce qui m’avait séduit chez lui. Lorsque nous avons atteint la côte, j’étais au comble de l’étonnement. C’était le sixième jour."

Jour 7 : Moucharder

"La mer révèle un caractère. Celui de V. – j’avais au moins compris cela en le voyant se jeter dans les plus hautes vagues ! – était à l’aventure permanente. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il a tenu à ce que nous fassions l’amour en plein jour, à l’intérieur d’une vieille barque de pêche échouée aux confins de la plage, sous la falaise.

Comme on pouvait s’y attendre, un gamin qui cherchait des coquillages nous a trouvés à marée montante, nous a regardés un instant d’un air ahuri, puis a couru nous moucharder auprès de sa mère. Nous n’avons eu que le temps de renfiler nos maillots et de nous enfuir par le sentier des douaniers. V. gloussait comme un enfant qui vient de faire un mauvais tour. C’était le septième jour."

Jour 8 : Ordalie

"Je ressentais de plus en plus vivement le besoin de lui dire « je t’aime ». Je réfléchissais au meilleur moyen de franchir ce cap symbolique… J’ai fini par me lancer, tandis que nous contemplions, assis sur le parapet, les vagues heurtant les rochers.

« Prouve-le ! » m’a-t-il répondu avec un air de malice. Et il m’a sommé de me déshabiller et de courir d’un bout à l’autre de la digue en criant que je l’aimais. J’ai protesté, dit que c’était ridicule… « Si tu as peur du ridicule, a-t-il répliqué, c’est que tu n’as jamais aimé. »

Je n’ai rien trouvé à redire et me suis soumis à cette ordalie par le risible. Les promeneurs m’ont pris pour un fou mais j’ai prouvé mon amour, et V. m’a embrassé plus longuement que jamais. C’était le huitième jour."

Jour 9 : Scorpion

"Nous marchions en plein midi dans la garrigue assommée de soleil. V. cavalait devant moi, faisant rouler les pierres sous ses foulées rapides. Son torse nu luisait de sueur. Il m’avait raconté, presque comme on parle d’un traumatisme, que sa mère lui imposait de rester à l’ombre lorsqu’il était enfant. Il prenait aujourd’hui encore un plaisir d’adolescent à transgresser cette consigne.

Je le suivais tant bien que mal, de mes jambes plus courtes, lorsqu’il s’est arrêté net : sous un caillou, il avait découvert un petit scorpion jaune, immobile, les pinces entrouvertes. V. semblait fasciné. Soudain, d’un geste vif, il a fait mine de l’attraper et de le lancer sur moi. Ma réaction effrayée l’a fait hurler de rire. C’était le neuvième jour."

Jour 10 : Gourmandise

"Je commençais à peine à me sentir serein avec V., à m’habituer à sa spontanéité, à comprendre que c’était à la fois ce qui me désarçonnait et ce qui me plaisait chez lui, que son imprévisibilité était l’essence même de son charisme ; la brûlure de mon amour pour lui laissait lentement place à une douce chaleur.

Et puis, alors que nous lézardions sur une plage, il m’a soudain désigné un jeune homme au torse glabre et bronzé, qui marchait les pieds dans l’eau. « Lui, m’a-t-il dit avec gourmandise, je l’inviterais bien à faire un bout de chemin avec nous ! » Sans attendre ma réponse, il est allé lui parler. L’autre, gêné, a décliné son offre. V. est revenu en haussant les épaules. J’ai ricané, mais j’étais mortifié. C’était le dixième jour."

Jour 11 : Adamantin

"L’épisode de la plage m’avait meurtri, mais je n’avais rien dit, de peur de sa réponse. J’étais otage de mon amour, et sentais bien qu’il n’éprouvait pour moi rien d’aussi absolu. La liberté était son seul absolu, elle était chez lui ce principe adamantin, que rien ne pouvait tempérer ni troubler.

Le lendemain, pourtant, lorsqu’il a embrassé sous mes yeux le serveur du bar où nous étions sortis, je n’ai pu me taire. À mes reproches tremblants, balbutiants, il a répondu avec aplomb qu’il ne m’avait fait aucun serment, qu’il était heureux avec moi, mais que si je ne l’étais pas avec lui, j’étais libre de mes mouvements ; il regrettait seulement que je ne sache pas mieux jouir de la vie. J’ai dû lui donner raison… C’était le onzième jour."

Jour 12 : Cariatides

"Nous avons repris la route, quitté la mer pour rejoindre l’océan, en quête d’autres horizons. À la radio, une mauvaise chanson prétendait que l’amour est un temple. J’ai songé que le fronton de mon temple reposait sur de fragiles cariatides, qui avaient le visage de mes illusions.

Cependant, V. n’était pas du genre à ruminer le passé. Il avait déjà oublié mes reproches de la veille. Dans l’habitacle de la voiture, il n’appartenait qu’à moi, et je le retrouvais fidèle à son humeur qui me réchauffait le cœur – attentionné, radieux, ayant à chaque kilomètre une idée réjouissante. Non, décidément, malgré mes doutes, malgré mes peurs et ce baiser déposé sur d’autres lèvres que les miennes, je ne me voyais pas le quitter. C’était le douzième jour."

Jour 13 : Rassembler

"V. a tenu à ce que nous fassions un détour pour aller voir sa grand-mère, qui était veuve depuis longtemps. Il m’a expliqué que sa famille se rassemblait chez elle tous les Noëls, mais qu’il était le seul de ses cousins à lui rendre visite plusieurs fois par an, malgré la distance.

Je m’étais demandé comment il me présenterait : il m’a présenté comme son « chéri », ce qui m’a fait rougir tel un enfant. Sa grand-mère, une petite femme au regard vif, a pris le temps de me dévisager, puis m’a offert un large sourire et m’a embrassé. « Méfie-toi de lui, c’est un animal sauvage », a-t-elle murmuré dans mon oreille, juste assez fort pour que V. entende. Il a levé les yeux au ciel, mais il savait bien qu’elle disait vrai… C’était le treizième jour."

Jour 14 : Saturne

"Sur la route vers l’océan, nous avons fait étape dans un village de montagne. Le camping était des plus rudimentaires, mais nous avions pour nous une prairie en pente douce, constellée de fleurs.

Le soir est tombé, et la prairie a basculé : les fleurs, désormais, brillaient au firmament. Nous sommes restés longtemps enlacés à contempler ce ciel pur, à savourer la profondeur du silence.

Il était déjà tard lorsque V. m’a montré, près de l’horizon, ce que j’ai d’abord pris pour une étoile comme une autre. « C’est Saturne, m’a-t-il dit. Avec une lunette, on ne peut rien voir de plus beau la nuit. » Il s’est tu un instant, avant d’ajouter : « Mais le jour, ce sont tes yeux que je préfère… » Mon cœur s'est embrasé. C’était le quatorzième jour."

Jour 15 : Talisman

"Le lendemain, nous avons atteint l’océan. Nous voulions assister à une pièce de théâtre qui se jouait en ville, mais la représentation affichait complet. Cela n’a pas découragé V. Comme à chaque fois que nous avions besoin de la faveur d’un inconnu, il y est allé de son numéro de charme, et, comme à chaque fois – comme avec moi pour chacun de nos désaccords –, il a eu gain de cause : la guichetière nous a trouvé des places.

Il faut croire que la jeunesse et la beauté sont des talismans qui rendent les miracles possibles ! Voilà pourquoi V. pouvait vagabonder sur les routes et parmi les cœurs avec une telle insouciance… Je crois cependant que j’étais plus jaloux de ses succès que je ne me l’étais jusqu’alors avoué… C’était le quinzième jour."

Jour 16 : Pourpre

"Debout au sommet de la dune, drapé dans sa serviette tel un cardinal dans la pourpre, V. admirait le spectacle sans cesse répété et toujours changeant des vagues qui venaient mourir sur la plage. Derrière lui, la pinède s’étendait à perte de vue. Nous étions entre océan et forêt, pris entre ces deux immensités comme l’instant présent vacille entre le vertige du passé et l’éternité à venir.

La fin de mes vacances approchait. Avec cette étrange nostalgie que l’on éprouve pour ce qui n’a pas encore disparu mais dont on pressent déjà la fin, je voyais notre voyage s’achever – et notre histoire ? Ces trois semaines avec V. avaient l’air d’un rêve en suspens. Je me demandais ce qu’il y avait pour nous au bout de la route… C’était le seizième jour."

Jour 17 : Subrepticement 

"Pour une fois que nous dormions à l’hôtel et non sous la tente, je comptais faire la grasse matinée dans les bras de V., mais, dès l’aube, il s’est subrepticement glissé hors de la chambre. Seul le claquement de la porte m’a réveillé. Son téléphone était resté sur la table.

J’ai d’abord cru qu’il était allé chercher des croissants, puis, le temps passant, je me suis demandé ce qu’il faisait, et cette interrogation s’est muée en angoisse. Je tournais en rond dans la chambre, incapable de rien faire.

Il n’est revenu qu’à onze heures. L’assaut de mes questions l’a impatienté : il a répondu avec humeur qu’il s’était simplement promené, je lui ai reproché de m’avoir abandonné, et nous nous sommes boudés jusqu’au soir. C’était le dix-septième jour."

Jour 18 : Soupirer

"« Si je t’en ai voulu de m’avoir laissé seul hier, c’est parce que je veux profiter de chaque instant avec toi. » Voici ce que j’ai cru bon de déclarer, dès le petit déjeuner…

Toujours aussi peu rancunier, V. avait sans doute oublié notre dispute de la veille. Il a soupiré en hochant lentement la tête, puis m’a regardé dans les yeux et m’a offert l’un de ses plus beaux sourires : « alors profitons du temps qui reste », a-t-il murmuré en posant sa main sur la mienne.

J’ai fait bonne figure, mais il m’avait glacé le cœur. C’était la première fois qu’il laissait entendre que notre relation ne survivrait pas à ce voyage… L’avait-il seulement réalisé ?

J’ai traversé les heures suivantes comme un condamné en sursis. C’était le dix-huitième jour."

Jour 19 : Citrouille

"Après une dernière matinée sur la plage, un dernier bain de mer, nous avons repris la route vers le nord.

Tout en conduisant, il chantait, plaisantait, m’embrassait à la dérobée, comme si le long ruban d’asphalte était une partition guillerette. Quant à moi, chaque kilomètre me rendait plus amoureux, plus pensif et plus triste. Je me torturais les méninges pour imaginer le moyen de retenir auprès de moi ce garçon aux sandales ailées, dont l’esprit s’échappait déjà vers d’autres aventures. Je devais faire peine à voir, avec ma tête comme une citrouille et mon cœur d’artichaut – épris d’un feu d’artifice…

Nous étions dans la même voiture, mais tout portait à croire que nous allions dans des directions opposées. C’était le dix-neuvième jour."

Jour 20 : Banquise

"Pour notre dernière soirée, il m’avait réservé la surprise d’un vol en montgolfière. J’en ai d’abord été gêné : je savais qu’il n’était pas riche et n’ai pu m’empêcher de lui dire qu’il aurait dû s’épargner un cadeau si dispendieux. « Ce n’est que de l’argent ! a-t-il répliqué. La forêt brûle, la mer monte, la banquise fond… Profitons de la beauté du monde tant qu’il en est encore temps ! »

Je me suis donc laissé embarquer dans la grâce de l’instant. Le ballon nous a transportés au-dessus de la campagne, dans une course après le soleil déclinant. Les arbres et les châteaux allongeaient leurs ombres sous nos pieds, V. me tenait dans ses bras, et tout était si parfait que j’aurais voulu ne jamais redescendre du ciel… C’était le vingtième jour."

Jour 21 : Eperdu

"C’était le dernier jour. Je devais rentrer travailler, mais lui avait décidé, au dernier moment, de prolonger le voyage. C’est donc sur le quai de la gare où nous nous étions rencontrés qu’il m’a fallu lui dire adieu.

« On a passé un bon moment tous les deux, non ? » a-t-il demandé. L’émotion dans sa voix m’a surpris, et n’a fait que redoubler la mienne. J’ai plongé, éperdu, dans l’étreinte qu’il m’offrait. J’avais deviné que je ne le reverrais plus, mais j’ignorais encore pourquoi.

Je n’ai appris que plusieurs mois plus tard qu’il se savait malade et condamné avant même de me connaître – et j’ai percé alors le secret de sa liberté…

Je n’ai pas eu la force d’aller voir mon Hermès déchu, cloué à un lit d’hôpital. Il est mort peu avant Noël."