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Légende

Il y a 1 an | 219 vues

L’œil du koudou

L’escalier n’en finit pas de tourner. Les marches  usées donnent une idée de l’âge de ce fichu colimaçon au cœur du donjon. Robert Bigot souffle comme un bœuf. Un premier chausson taché de sang, un deuxième squatté par une armée de fourmis balisent son chemin de croix.  Il bénit le cadavre qui, obstruant la montée, vient au secours de ses poumons mités par la clope.

La vieille n’est pas belle à voir. Descendait-elle, montait-elle ? Difficile de savoir !

Le corps git, les bras en croix comme les ailes d’une chouette crucifiée. Les jambes désarticulées reposent, les bas en accordéon sur les chevilles. La tête penchée sur la poitrine porte une vilaine plaie sur le crâne auréolé de cheveux blancs. Robert déglutit, met ses gants et s’accroupit auprès de Marthe De Belâge pour sonder son visage. La peur ne se lit plus dans les yeux vitreux. Sous les ecchymoses, les pommettes et le nez ont bu la violence jusqu’à la lie.

- Elle a dû morfler ! Ou c’est un dingue ou y’a un sacré mobile derrière tout ça, c’est pas un accident,  moi j’vous le dis.

Marcel Plot, le brigadier vient de rejoindre l’Inspecteur Bigot qui s’agace de le voir frais comme un gardon après l’ascension des cent-quatre-vingt-dix -huit marches –il les a comptées- du donjon de Malemort. Le château du Moyen-âge a bien traversé les siècles alors que les branches généalogiques de ses propriétaires se sont dénudées : les Belâge viennent de s’éteindre avec Marthe.

Il siffle entre ses dents:

-Va savoir Marcel, peut-être un pactole caché dans les douves.

Robert  sort son téléphone et éclaire le cou du cadavre. Il repère une marque violette de strangulation et  un ruban  noir déchiré. Il le  tire délicatement et le glisse dans le sac plastique que lui tend Marcel.

-Un tour de cou en velours. Un collier d’aristo. Si vous voulez mon avis, y’avait sûrement un beau caillou qui allait avec.

Bigot se relève difficilement. Ses genoux grincent comme de vieilles mécaniques.

- Un vol ? Possible, mais pourquoi ÇA ?

Marcel Plot pointe les mains de la défunte. Une chevalière boudine l’auriculaire gauche, le poignet droit, porte un bracelet. La montre récupérée indique : 17h30. Heure du crime ?

-Bizarre ! En tout cas, 17h30, c’est l’heure où Nella Marco débarque chez la victime.

Nella Marco remue les braises dans la cheminée de la  salle du bas. Trente ans que cette petite femme a su gagner la confiance de Marthe devenue veuve, quelques mois après son mariage. Feu Edmond de Belâge préférait les jungles et les déserts, les temples et les pyramides aux explorations amoureuses des jupons de Marthe. D’où cette tête d’antilope, ces cendriers en pieds d’éléphants, ces tapis en peaux  de zèbre et ces colliers de nacre au cou de statuettes d’ébène près d’un sapajou, mais pas d’enfant. Toute la faune est inerte, aveugle sauf le koudou qui n’y voit que d’un œil.

Sous  le trophée borgne, Nella observe les allées et venues des gendarmes. La fouille des  deux malabars en blouson avec un brassard « police » au bras droit l’inquiète beaucoup.  L’un d’eux reste planté devant les hiéroglyphes d’un papyrus comme s’il déchiffrait du Chinois. L’autre bouscule les atlas empilés dans la bibliothèque, son doigt s’attarde et glisse sur les dos d’une rangée d’albums. Nella retient son souffle. Mais il s’exclame :

-Dis-donc, la comtesse a toute la collection des « Tintin ». Et il dégage une des BD, prêt à la feuilleter, quand son collègue s’énerve:

-Laisse tomber, Milou ! Remets-moi vite fait, Tintin au Congo et aide-moi plutôt à ouvrir ce putain de tiroir.

Le dénommé Milou  doit son surnom à son flair infaillible dans les enquêtes, il a toujours des intuitions qui font rire ses collègues. Dehors, des roues crissent sur le gravier de la cour, des voix guident les manœuvres. Les pompiers sont là avec la grande échelle pour descendre le corps en civière, le colimaçon du donjon étant trop étroit. Nella s’avance alors :

-Madame avait  toujours la clé sur elle. Pendue à un ruban autour du cou.

-Pourquoi vous ne l’avez pas signalé à l’Inspecteur ?

-Parce qu’il me l’a pas d’mandé, pardi !

A son grand soulagement, les deux gars filent à l’extérieur avant qu’on embarque Marthe de Belâge dans son suaire à fermeture éclair. Trop tard pour vérifier, le fourgon est parti.

Bigot et Plot sont déjà en quête de l’épicerie du village, seul endroit où se mettre quelque chose sous la dent, aux dires de Nella Marco.  Des bouteilles de gaz en attente, un présentoir de cartes postales squattent le bout de trottoir. Dès la porte, une odeur  de droguerie leur saute au nez. Savon, lessive, caoutchouc, rien à voir avec le fumet d’un jambon ou d’un saucisson pour se taper un bon sandwich. Un homme maigrichon surgit du fond de la boutique, il claironne :

-C’est pour quoi ?

-On nous a dit que vous vendiez des sandwichs, mais on a dû nous enduire en erreur.

Robert donne un coup de coude à Marcel :

-INduire, brigadier ! INduire.

Plot hausse les épaules. Derrière  l’étagère de nouilles en tout genre, l’épicier les invite :

-C’est par ici !

Les deux enquêteurs le retrouvent devant une vitrine réfrigérée où s’empilent pâté, rillettes, beurre et fromage avec tout à côté des pains frais. Robert se frotte les mains. Enfin, un peu de douceur dans ce bled perdu.

-Et je peux vous servir un p’tit rosé du pays.

Lorsque les deux collègues déboulent, essoufflés d’avoir  piqué un sprint depuis la cour du château, ils trouvent Robert et Marcel attablés, en grande conversation avec René Petit l’épicier:

-Un pactole ? Chez Marthe ?

René Petit accuse le coup. Il ajoute :

- J’peux vous dire qu’elle a une belle ardoise chez moi. Mais y’a des bruits qui courent, c’est sûr.

La bouche pleine, Marcel saute sur le mot :

-Des bruits ?

-Faut dire que le Comte Edmond ram’nait de drôles de trucs de ses voyages. Y’en a qui disent qu’il y aurait un trésor au château. Des foutaises, tout ça !

Milou jubile :

-J’m’en doutais ! C’est dans le tiroir. Vous avez la clé, Inspecteur ?

Bigot   s’étrangle avec son jambon-beurre :

- Bon Dieu, on peut pas manger tranquille ! Quelle clé ?

La réponse déclenche une remontée en toute hâte vers le château. Robert sent de nouveau ses poumons exploser. Dans la grande salle, hors d’haleine, il s’affale dans une bergère face au koudou dont l’ombre des cornes torsade des serpents sur le parquet. Marcel, Milou et son collègue veulent forcer le tiroir, mais à leur grande stupéfaction, il s’ouvre tout seul.

-Quelqu’un avait la clé. On s’est fait avoir comme des bleus.

Du fauteuil surgit un râle, une soufflerie de forge. Robert brame:

-BBBlleuu…

Il montre du doigt, l’antilope :

- Son œil. Il a disparu !

-Ben, des yeux, il y en a une collection dans le tiroir, Inspecteur. Tous bleus.

Marcel envoie valser sur le bureau, 11 billes de résine à l’iris outremer. Une vraie panoplie de taxidermiste. Ils se regardent tous les quatre :

-Qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Quel rapport avec la vieille ? Elle est passée où, Nella Marco ?

En contrebas du château,  une fumée grise tournoie dans le ciel laiteux. Nella Marco attise un feu dans son jardin. L’air satisfait, elle fixe les flammes en tripotant un objet rond dans la poche de son gilet. Elle est sûre de tenir le bon, son reflet ne fait aucun doute. Et puis c’était le dernier ! Elle n’a plus qu’à faire sauter la pierre de la résine.

Elle a galéré pour énucléer toutes ces bêtes empaillées et le koudou a bien failli la faire prendre. Mais elle n’a pas lâché l’affaire. Dommage pour Marthe ! Nella reconnaît qu’elle n’est pas partageuse.

Elle a jeté la clé dans le puits tout à l’heure.  Planqué, hier, chez René Petit, la bassinoire qui a réglé radicalement la succession. Elle a pensé à tout. Une ardoise, c’est quand même un mobile, non ? Et puis elle s’est renseignée comme une vraie pro. Elle remue doucement l’album qui flambe. Ni vu, ni connu.

Alors que Milou  déboule à l’entrée du jardin avec ses trois collègues, le vent emporte quelques morceaux à peine consumés. Il en piétine un dans la foulée. On lit encore : « Mystè …diamant bl… ».


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