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ORjura
Légende

Il y a 8 mois | 141 vues

Les yeux de la bête

La montagne tout entière gronde en rafales rapprochées. Un vent glacial suffoque. Soulève par bourrasques la poudre neigeuse le long des couloirs, entre les roches à pic.

Au premier éclair, le peuple des hauteurs s’était mis à l’abri : les yaks et les lapins laineux, les antilopes et les barrals, les chats de Pallas, tous avaient quitté les terrains pierreux pour les espaces herbeux ou les trous des rochers. Et les faucons sacrés, les accenteurs et les locustelles, avaient fui le ciel noirci.

Un homme est tapi dans une grotte que le renard ou l’ours avait délaissée ce soir. Tout en faisant chauffer de l’eau pour un thé, il repense à cette journée inouïe.

Pendant l’affût, il s’était trouvé face à face avec un yak sauvage aux grandes et belles cornes recourbées, au large poitrail noir couvert de laine épaisse et aux pattes robustes. Le yak avait mugi comme pour avertir le troupeau broutant un peu plus bas de déguerpir. Ou pour aviser l’humain qu’il n’avait rien à faire dans ces montagnes abruptes.

L’allure préhistorique de l’animal était si magnifique que l’homme avait oublié d’avoir peur. Il avait même oublié de déclencher son appareil photographique. Lorsque ses yeux avaient rencontré ceux de la bête, un long silence s’était imposé. Le regard animal planté dans le regard humain était puissant et soutenu.

Le thé réchauffe doucement les mains engourdies par l’humidité et le froid. L’homme se dit que chacun, lui comme le yak, semblait chercher dans le regard de l’autre quel degré de confiance il pourrait accorder.

Les yeux de l’animal avaient ouvert les siens sur l’immensité confidentielle du monde. C’était comme si une sorte de « communauté du vivant » avait pu se partager entre ces deux êtres si différents. Des êtres animés, complémentaires du végétal et du minéral.

L’homme sourit : il sait qu’il ne regardera plus jamais les choses de ce monde de manière distraite.


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