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chabada

Il y a 1 an | 120 vues

1ère semaine

1ère semaine

C’est un fait, dame Nature n’a pas jugé utile de gratifier Jonas du grain de génie qui aurait fait de lui, sinon l’égal, du moins le digne fils de son père. Directeur de presse influent, celui-ci ne trouve pas dans son rejeton l’empreinte de sa marque de fabrique : l’audace, l’ambition, le goût du pouvoir et l’instinct de domination.

Jonas n’a connu de sa mère que l’intimité de son ventre accueillant. Son décès, en le mettant au monde, l’a placé face à la souffrance extrême de son père, attisée par une colère sourde porteuse de violence. Afin d’éloigner ce bébé matricide, prétendument innocent, qui l’avait privé de l’amour de sa vie, le veuf inconsolable l’avait confié à un orphelinat et ne l’avait revu que vingt ans plus tard.

 

On dit de Jonas qu’il est le genre d’homme à inaugurer les chrysanthèmes. Situation peu réjouissante pour qui rêve d’écrire l’article époustouflant qui paraîtra à la Une de son journal. Plus précisément, l’hebdomadaire de son père spécialisé dans le crime en tous genres. Pendant qu’il distribue le courrier ou sert le café dans la salle de rédaction, Jonas imagine découvrir le meurtre sordide, l’atrocité  sans nom, le crime barbare, incandescent, dégoulinant de sang et d’horreur qui sera au cœur de toutes les conversations, au menu de tous les journaux télévisés, au centre de tous les cauchemars et qui fera de lui un héros et le digne fils de son père qui a eu la bonté de lui pardonner il ne sait plus quoi. Sans oublier Julia…

 

A quoi sert d’aimer si on n’est pas aimé en retour ? Jonas a beau envoyer des messages subliminaux à Julia, la secrétaire de son père, celle-ci n’a d’yeux que pour Cirrus (Marcel de son vrai nom), journaliste réputé pour sa capacité à se trouver toujours au bon moment au bon endroit. Familier des plateaux de télévision, il regarde de haut la masse grouillante des sans-grades parmi lesquels Jonas est à peine plus visible qu’un ver de terre.

Cirrus doit son surnom à ses cheveux à l’allure de vermicelles et à son air glacial comparables au nuage du même nom, formé de cristaux de glace filamenteux, qui plane dans la troposphère à plusieurs milliers de mètres d’altitude.

Jonas peut-il rivaliser avec un homme pareil ?

 

Selon l’adage, un assassin qui se respecte, amoureux du travail bien fait, non content de revenir sur les lieux de son crime, accompagnera sa victime jusqu’à la tombe. On est perfectionniste ou on ne l’est pas. Voilà pourquoi Jonas arpente le cimetière à la recherche du meurtre inédit qui mettra à terre le grand Cirrus. Julia lui décochera alors son regard obsidienne, sombre à l’éclat vitreux, témoin du tempérament volcanique que notre enquêteur en herbe subodore dans ses rêveries solitaires.

Au détour d’une allée, il aperçoit un cortège silencieux marcher derrière un cercueil porté par quatre hommes. Procession banale dans un cimetière, qui serait passée inaperçue si Jonas n’avait pas frémi à la vue d’un détail insolite.

 

Se fier à son intuition est la qualité première d’un enquêteur, même débutant. Le détail que Jonas a remarqué paraîtrait banal en ces temps de pandémie. Mais Jonas se méfie des évidences. Le masque que porte les membres du cortège présente une particularité qui fait battre son cœur. D’un vert printanier, adapté à la saison, il est tacheté de points rouges. Un esprit simple y verrait une variation du thème des petits pois. Jonas y voit des taches de sang, Qui dit sang, dit crime. Il s’apprête à demander à une femme, qui on enterre, quand un chant feutré, au refrain lancinant monte de la foule : « comme un p’tit coquelicot, mon âme, un tout p’tit coquelicot… » réveillant, chez Jonas, un souvenir lointain.

 

Jonas se met à chanter, lui aussi : « comme un p’tit coquelicot… » Il se revoit, petit garçon, dans le jardin de l’orphelinat. Les fleurs du monde entier y poussaient en toute liberté. Ses préférées étaient le coquelicot et le bleuet. Il se secoue. Un enquêteur ne doit pas céder à l’émotion. Une vieille dame lui tend un masque. Ainsi Cirrus, qui ne tardera pas à débarquer, ne le reconnaitra pas. A présent, le groupe forme un cercle autour du cercueil. Le chant monte en puissance : « …trois gouttes de sang qui faisaient comme une fleur ». Le sang de qui ? Jonas s’apprête à interroger sa voisine quand le silence se fait. Un homme sort du cercle, ôte son masque et commence à parler : « aujourd’hui, nous enterrons le dernier…

 

« …nous enterrons le dernier coquelicot, témoin de l’effondrement de la biodiversité, menacée de toute part. Aujourd’hui, la mort rôde dans nos jardins et dans nos champs, dans le ciel et les océans. Toutes les formes du vivant s’éteignent peu à peu. Et ce crime, hélas, restera impuni. Allons-nous perdre le peu de temps qui nous reste à moucharder ? Nous connaissons les responsables. Ils disparaitront à leur tour. Mais ne désespérons pas. On nous annonce la présence parmi nous d’un être exceptionnel prêt à se lever et à entraîner les foules pour enrayer le processus... »

À ces mots, un frisson parcourt Jonas. Est-ce lui dont on parle ? Il voit déjà Julia quitter Cirrus et lever vers lui un regard plein d’admiration.

(à suivre)


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