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Carlier-Bethune

Il y a 1 an | 345 vues

Le cirque des 7 montagnes (la totale)

1 – Génie

Quand je leur ai dit où c’était, ils se sont marrés. Un petit village, au milieu de sept montagnes, avec une rivière qui dégringole par ici et qui va couler par là. Et puis une entrée, une seule, par le pont qui passe la rivière et qui fait aussi la sortie, la seule. Magique ! « Alors on va jouer dans un cirque ? Ahah ! Génial ! » C’est con à dire, mais oui, c’est dans un cirque qu’on l’a monté, notre chapiteau. Oh, pas un grand, hein, on est une toute petite compagnie. Mais on tourne partout, tout le temps. Et jamais en rond. Après le spectacle, les autres sont repartis. Moi, je voulais rester encore un peu. Et puis y a eu l’éboulement sur le pont. Entrée bouchée. Plus de sortie non plus. Alors me voilà : un clown coincé dans un cirque.

 

2 – Incandescent

Des morceaux de montagne fracassés sur le pont. Seul passage vers l’extérieur. Effet garanti ! Moi, j’aurais dû lancer une avalanche de confettis, flamber des feux de bengale. Mais la Nature, elle fait simple. Pas de neige givrée, pas de lave incandescente. Rien que des blocs de roche et de la terre. Et les arbres qui vivaient dessus bien sûr. Et aussi les lignes téléphoniques… J’attendais des hurlements, des applaudissements. Mais non. Premier réflexe des villageois : sortir son portable. Pas pour appeler, tu penses, ici, c’est zone blanche. Les vidéos et les selfies, ils pourront même pas les partager. Captifs et captivés ! Je retourne à l’auberge, il y a la radio et la télé. Mais personne parle de nous. Comment ils seraient au courant ?

 

3 – Cirrus

Six filaments blancs griffent le ciel. Me font penser à mon frangin. C’est sûr que dit comme ça… C’est à cause de leur nom, à ces nuages – cirrus – et d’une devinette à jeux de mots en cascade à propos de Cyrus – l’empereur Persan – qu’on se racontait gamins. Nostalgie. Il me manque, mon frère. Ses acrobaties, notre chapiteau… la compagnie me manque ! Je sais même plus quand je les ai regardé décamper. C’était avant que le massif piège le village. L’autre jour, des gens d’ici sont partis en quad affronter les versants, ils sont rentrés à pied. D’autres sont partis à pied, ils sont pas revenus. Ceux qui restent ont le cafard. Quoi faire ? Moi, mon métier, c’est lancer des balles rouges. Jusqu’à sept. Comme les montagnes qui nous séquestrent.

 

4 – Obsidienne

Ce matin, un groupe a bougé vers les éboulis. Pour creuser un passage. Ils avaient des tractopelles, des tracteurs avec des bennes, et puis des pioches, des pelles… J’en ai même vu un avec un râteau ! Ici, c’est surtout agricole. On mourra d’ennui avant de mourir de faim, c’est clair. Du coup, pour me dégourdir, je suis allé avec eux. Des fourmis devant un tas de gravats. Monstrueux ! Mais ça les a pas arrêtés. À peine arrivés, ils attaquaient la roche. Un gros bloc noir a fini par casser. Luisant. Comme du verre. J’ai tout de suite reconnu l’obsidienne. Ils voulaient la bazarder, mais un vieux soi-disant rebouteux a préféré la garder. Tu parles, au prix du kilo ! Et puis on a pas de pharmacie, au village. Pas de psy, non plus.

 

5 – Coquelicot

Je suis pas bon avec une pelle, pire avec une pioche. Pas bon pour la terre. Alors je suis pas retourné creuser avec les autres. Moi, ma tête, elle est dans le ciel. Dans les étoiles. J’ai cueilli un coquelicot, tout à l’heure, je l’ai porté à mon nez pour sentir son odeur – je te jure qu’il en a une ! –, et les gosses qui étaient là ont rigolé « Oah, le clown, hé ! ». Alors j’ai improvisé une petite saynète avec ce coquelicot, un truc en mime. Les mômes riaient tellement qu’ils ont attiré d’autres mômes, puis des plus grands, et des adultes aussi. J’ai déplié mon bandonéon, le rouge et jaune, celui que je traîne partout. Et j’ai fait un numéro. Les villageois m’ont applaudi et leurs yeux brillaient. Ils m’ont appelé le clown Coquelicot !

 

6 – Cercle

– Tu fais quoi ? 

Ce gosse me suit depuis hier.

– Bah tu vois, je trace une piste. 

J’avais sorti du matos de mon van.

– Une piste ? Et pourquoi t’as attaché ton bâton au piquet avec la ficelle ?

J’ai planté le piquet au milieu de la place du marché. Il sert à rien, le marché, depuis que les commerçants peuvent plus venir. J’ai tiré dans les sept mètres de cordon et accroché un bâton ramassé par terre. Avec ça je creuse un cercle géant dans le sol.

– C’est pour marquer la banque.

– T’es banquier ?!?

– Noon ! Ahahah ! Juste banquiste…

Pov’môme, je peux pas le laisser avec un regard pareil :

– … Ça veut dire que je suis né dans un cirque.

– Oah ! Alors t’es un vrai clown ?

– Ouais. Et la banque, c’est là où on va installer les bancs. Tu veux m’aider ?

 

7 – Moucharder

Il aura pas fallu longtemps pour qu’il aille moucharder à ses copains, le môme : « Les gars ! Y a Coquelicot qui construit un cirque… Si, même que je l’ai aidé ! » Du coup, ils ont tous radiné. Le lendemain pareil. Et tous les jours depuis. Imagine si ils sont contents ! Leurs parents aussi, remarque. Ils savaient plus quoi en faire de leurs gamins. Vacances forcées depuis l’éboulement. Les profs, ils habitent pas le village. Ici, y en a qui font la gueule. Ils comprennent pas bien à quoi ça sert, ce cirque. Jouer, c’est pour les gosses. S’occuper des gosses, c’est pour les bonnes femmes. Alors, moi, ils savent plus trop dans quel camp me caser. « Y en a qui se crèvent à creuser un passage et d’autres qui se la coulent douce ! » Les râleux.

 

8 – Ordalie

Je faisais l’unijambiste quand c’est tombé. Debout sur un cylindre couché, bras écartés, nuque à l’équerre, avec une boîte sur le front et une balle rouge sur la boîte. C’était un grondement. Comme un roulement de tambour. Sobre. Fort. Le public a cru à un son préparé pour le numéro. Mais non. Le vent s’est levé d’un coup et le ciel est devenu noir. Et puis ça s’est mis à courir dans tous les sens, humains comme animaux, pour se mettre à l’abri. L’orage a craqué très vite. Il a renversé les bancs, effacé la piste. De l’eau comme des câbles. Une ordalie invoquée par les râleux ? Et après ? Tout est à reconstruire.

 

9 – Scorpion

Les choucards à bec jaune piaillent que l’orage est passé. Le soleil brille. Mon van est plein du matos que j’y ai fourré à l’arrache, sous l’averse. Ça dégouline de partout. Tout sortir et faire sécher. Perruque, boîtes, chaussures… Dans mon dos, je sens des regards. Le public revenu. Je porte une grolle à l’oreille, la toise avec étonnement. Je la secoue à grands gestes, jette un œil à l’intérieur, puis recule de surprise. Je me retourne enfin, yeux effarés, bouche arrondie : il faut aller dedans ! Encouragements. Je risque un doigt, deux… puis la main entière, mais la ressors aussitôt. J’y retourne tout doucement, comme si ça risquait d’exploser. Délicatement, j’en tire un scorpion… Je souffle. Rires. Sûr, ils croient que c’est un faux.

 

10 – Gourmandise

Double ration d’applaudissements pour le clown Coquelicot ! Une représentation l’après-midi, une autre le soir. Toujours autant de monde. Et toujours les regards noirs des volontaires déblayeurs de montagne maudite. Pas le même monde. Ils partent le matin quand je m’entraîne, j’arrange la piste ou répare des accessoires. J’en croise le midi à l’auberge. Je les entends siffler quand je sors : « Inutile ! » Là, avant le premier spectacle, un renard a traversé la piste. Il m’avait pas vu, allongé sur un banc. Une pomme tombée de ma poche a dû forcer sa gourmandise. Il m’a calculé quand j’ai remué. Statue de sel. Il me fixait sans bouger. Et puis il a senti que j’étais pas un danger pour lui, alors il est venu manger la pomme avant de repartir.

 

11 – Adamantin

Jusqu’ici, pour elle, « gugusse », c’était une insulte, pas un métier. La taulière de l’auberge m’apporte mon petit déj avec le sourire de celle qui sait qu’elle aura droit à une pitrerie rien que pour elle… Et puis aussi pour la tripotée de marmots qui sont là tous les matins pour y assister. Et ça rit, comme ça, chaque matin depuis des semaines. Sauf les fouisseurs. Eux, ils sont pas là pour rigoler. Ils prennent des forces avant d’aller creuser la montagne pour nous libérer. Déter comme des exorcistes qui vont planter un pieu dans le cœur d’un vampire. Aujourd’hui, elle a souri, la petite nana qui prend ses repas toute seule. Des dents comme des perles. Un regard adamantin. Un coup diamant, un coup acier. Ce matin, c’est diamant.

 

12 – Cariatide

– J’ai besoin d’une assistante pour un nouveau numéro. Ça vous dit ?

Elle s’appelle Ludmila. Je la vois tous les jours à l’auberge. Une grâce naturelle.

– Vous voulez que je travaille avec vous, c’est ça ?

– C’est ça !… Alors ?

Elle est très étonnée. Elle rougit un peu et puis elle sourit, gênée.

– Bah je sais pas quoi dire…

Je dois la rassurer.

– Parfait ! C’est un numéro muet.

– Ça consiste en quoi ?

– Je vous montre…

Je lui tends les bras le long du corps, lui redresse le menton dans ma direction. Raide comme une cariatide.

– Vous ne bougez pas, d’accord ?

Je cours ramasser des coquelicots et reviens vers elle, clown amoureux offrant des fleurs. Puis j’imite le bruit d’une abeille. Je me débats, tente de chasser l’insecte. Trébuche, tombe…

Elle rit.

 

13 – Rassembler

Il a beau rassembler les forces vives du village, le percement du passage à travers la montagne, il avance quand même pas des caisses. Des semaines isolés. Du coup, le maire, il a convoqué tout le monde. Au cirque. À ciel ouvert. Pas de salle assez grande, sinon. Les bancs sont pleins. Des gens debout, aussi. Planté au milieu de la piste, il lance le débat. Les critiques fusent, les justifications déferlent. Le ton monte. Et puis le maire se lâche : « Tout ça, ce qui arrive, c’est la malédiction de la vieille Malzieux ! » Approbation, tollé. Ça gueule de tous les côtés. Les plus vénères descendent carrément sur la piste. Les autres les rejoignent. Pugilat au programme. Un vrai spectacle ! Les gosses se bidonnent. Ludmila essuie une larme.

 

14 – Saturne

On aura tout entendu : « débordements », « folie collective », « saturnales » même ! Moi je dis juste « fiasco ». L’assemblée du maire, au cirque, elle devait envoyer du lourd aux habitants de cette prison montagneuse. Elle les a juste plongés dans l’angoisse. Chacun est rentré chez lui. Personne n’est plus ressorti. Même les fouisseurs. Trop peur de déterrer des démons. Tristesse de Ludmila. Elle m’a rien dit, pourtant. Mais elle a arrêté de venir aux répétitions pour notre numéro. Même le public se cloitre. Les bancs restent vides. C’est comme si les gosses avaient disparu du village. L’auberge aussi est redevenue triste. La patronne a pris la colère : « Jamais il aurait dû reparler de la malédiction de la Malzieux, le maire… Jamais ! »

 

15 – Talisman

Et puis ça s’est calmé. Les mômes, les manies des adultes, ils veulent bien composer avec, mais ça tient pas. Surtout quand t’as un cirque dans la place et rien d’autre à faire. Alors les parents, ils ont bien dû lâcher les fauves. Un bonheur de les revoir ! Mais un grand vide sans Ludmila… Ce matin, je me suis assis à sa table, à l’auberge. Face à face. J’ai planté mes yeux dans les siens. Éteints. Sans sourire. J’ai attrapé un tube de rouge à lèvres imaginaire, puis j’ai commencé. À mesure que je me maquillais, le sourire se façonnait dans mon miroir. Bouche entrouverte, j’ai ajusté le coin des lèvres du bout de l’annulaire. Elle a ri. J’ai posé le tube. Un coquelicot est apparu à la place : « Tenez, votre talisman contre la tristesse. »

 

16 – Pourpre

Pour le retour de Ludmila, j’ai imaginé une dizaine de numéros. Et un nouveau costume. Je lui tourne autour comme les piafs de Cendrillon, un coup de ciseaux par-ci, un coup d’aiguille par-là. Elle se regarde dans le miroir, surprise :

– C’est pas un costume… c’est un écrin !

– Parce que vous êtes une perle.

Elle se marre. Elle est magnifique.

– Oh, pour le maquillage, j’ai une idée !…

Elle se farde de blanc. Souligne ses sourcils de noir et me pique une pointe de pourpre qu’elle s’applique sur le bout du nez. Élégance.

Le bruit de sa réapparition aura vite cavalé. Les bancs débordent. Même des gens qui venaient jamais. Même ceux du chantier de déblaiement. Ils sont là, malgré leur tâche harassante, malgré la fatigue.

Ce soir, ce sera une fête !

 

17 – Subrepticement

Sincère, leur joie. D’un spectacle à l’autre, ils lâchent un truc, les villageois. Je sais pas quoi, un malaise… Un brouillard rampant, genre. Pas vraiment debout, mais pas franchement mort non plus. Et le rire comme exutoire. Rien de nouveau, mais ça marche toujours. C’est depuis la sortie du maire sur une vieille superstition. La « malédiction ». Ça doit envoyer pour qu’ils flippent autant. Ça se sent. Y a que les mômes qui arrivent encore à déconner sans arrière-pensée. Ils s’écartent des adultes, avec des airs de comploteurs et, subrepticement, ils te pètent un « La Malzieux ! » Et puis ils ricanent aussitôt pour étouffer cet énorme gros mot. Quand elle les entend, même fardé, le visage de Ludmilla devient clairement plus sombre.

 

18 – Soupirer

Les confettis finissent toujours par retomber par terre. Ludmila couve un secret, c’est sûr. Lié à cette superstition ? Sais pas. Mais elle a besoin d’aide, sinon, elle retombera pareil. Faut prendre des gants, bien sûr. S’agit pas de la jouer bourrin. Ces beaux gants blancs. Parfait ! Je me suis grimé un visage de craie. Au coin de l’œil, j’ai pendu une larme de charbon. Avant de sortir, j’ai chaussé un melon noir assorti à mon veston. Je la trouve assise sur un banc. Pensive. Inquiète. Je soulève mon chapeau pour la saluer et m’assois auprès d’elle. Je la regarde dans les yeux. Lui montre ma larme puis, avec un doigt ganté, trace dans l’air un point d’interrogation. Son regard baisse. Elle soupire : « La Malzieux… c’était ma grand-mère. »

 

19 – Citrouille

Elle était encore petite, Ludmila. La rivière s’était asséchée un temps. Plus d’eau. Plus de vie possible. Les villageois avaient peur. Certains ont fui. D’autres ont dû rester. Mais fallait des noms, un coupable : la veuve Mazière, la « Malzieux », elle s’était battue comme une diablesse pour garder la scierie de son mari, plus en amont. Rumeur-tumeur. Ils ont déboulé façon commando. Ils l’ont chassée. Bannie. Pour rien. Un barrage de castors, bien plus haut… Puis Ludmila est revenue. Incognito. L’appel des racines… Je me suis mué en citrouille. Épouvantail que Ludmila doit chasser durant tout le numéro. Je cours, tombe, saute, me réfugie dans le public, puis reviens en pirouette sur la piste. Les rires tonnent, les remords s’estompent.

 

20 – Banquise

On prend nos repas ensemble, Ludmila et moi. La taulière nous chouchoute encore plus. Les forçats du terrassement se préparent pour attaquer leur quotidien. Un gamin saute de son vélo, les bouscule et vient beugler dans l’auberge : « La montagne dégringole !! » On est tous sortis. Là-bas, du côté du pont, un nuage énorme. D’ici, au bourg, on voit glisser la roche. Les terrassiers grimpent fissa dans leurs véhicules. Avec Ludmila, on y va. Sur place, la montagne dégueule tout : boucan, poussière, rocaille… Des morceaux entiers. Et puis arrivent les mâchoires des bulldozers qui croquent à tour de bras. Et puis des phares, des 4 x 4. Et finalement des gens en uniformes, des secouristes… On se croyait pingouins isolés sur la banquise. Bah non.

 

21 – Éperdu

On dit que les montagnes ont séquestré les villageois pour les punir. Ou qu’elles m’auraient retenu pour les sauver. On dit tellement de conneries… Le vrai, c’est que le village a regagné la joie de vivre. La « Malzieux » a été réhabilitée en veuve Mazière. Allégement des cœurs. Emballement, aussi. Chacun à sa façon, Ludmila et moi, on était perdus. On s’est trouvés. Assemblés par un tout petit « et ». Devenus éperdus, l’un de l’autre. L’une et l’autre. La scierie nous a construit un chapiteau en dur : le Cirque des 7 montagnes. Attraction locale. Mon ancienne compagnie y donne régulièrement ses spectacles. Et tous les jours après l’école, les gosses viennent voir Coquelicot et Ludmila. Alors nous voilà : deux clowns plantés dans un cirque.