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Caroline

Il y a 1 an | 336 vues

Comment Franck quitta l'enfance

Depuis sa plus tendre enfance, Franck apparaissait comme un enfant lent. Lent à comprendre, lent à exécuter, lent à réfléchir… il exaspérait les uns et irritait les autres. Tous s’accordaient à le qualifier de benêt. Ses professeurs surtout s’agaçaient devant le jeune garçon. Ne pouvait-il faire un effort plutôt que regarder par la fenêtre ?! Seul son ami de toujours, Matéo, le respectait et nourrissait pour lui une affection teintée d’admiration. Parfois, lorsque les yeux de Franck se vidaient, il lui murmurait : « tu verras, un jour ils comprendront. Et ils regretteront de ne pas avoir distingué ton génie alors qu’ils auraient pu en tirer de la gloire »

A ces mots, invariablement, le regard de Franck se faisait incandescent. Ses pupilles se dilataient et des ombres noires dansaient dans l’obscur cercle bordé de vert. Matéo, invariablement, se retrouvait prisonnier de ce regard de feu. Il ne connaissait pas plus pure beauté que ces yeux de braise. L’éclat disparaissait aussi soudainement qu’il était venu mais l’emprise demeurait. Pour Matéo, là était le génie de son ami. Franck ne percevait pas l’amour indéfectible de son ami. Nous l’avons déjà dit, il était très lent à comprendre.

Franck aimait se balader. Il aimait observer le ciel et ses nuages fantasques. Les stratus qui embrumaient la forêt, les cumulus qui ouataient le ciel, les cirrus qui effilochaient l’azur… toutes ces formes blanches mettaient des mots dans sa tête. Des mots doux, loufoques, bigarrés… Ils passaient, tels des passagers clandestins se dépêchant de disparaître. Franck n’essayait pas de les retenir. A quoi bon ? Les mots qui chantent n’intéressent personne. Ni ses professeurs, qui lui demandaient son devoir d’algèbre, ni ses parents, qui voudraient arrêtaient de compter chaque centime. Franck les observait, ces adultes raisonnables, et il chérissait ses mots fugaces.

Un matin, Matéo le trouva assis sur le trottoir, absent. L’ami s’assit à ses côtés. « Que se passe-t-il ? » Franck ne répondit pas. Des larmes venaient de se tarir. Les mains étaient écorchées, du sang séché zébrait les doigts et imprégnait le pantalon sur lequel elles reposaient. Matéo prit l’une d’elle délicatement et observa les blessures. « Franck, raconte-moi ! » L’enfant tourna la tête. Matéo plongea dans ce regard d’obsidienne. Jamais les ombres n’y avaient autant dansé que ce matin-là.

Franck éluda la question. Il déversa les mots qui tourbillonnaient dans sa tête en un jet irrépressible. Les mots se pressaient, s’entrechoquaient et s’envolaient. Etourdi, Matéo l’écouta. Il ne comprit pas ce que disait son ami, il n’en avait d’ailleurs pas besoin. Il était subjugué par le rythme des phrases, l’incongruité des mots qui se côtoyaient, la beauté du discours. Quand enfin Franck se tut, Matéo le dévisagea, enivré par tous ces sons. Tous deux avaient oublié le sang séché, les mains aux tâches coquelicot.

Les deux amis restèrent un moment sur le bord de la route, savourant le silence revenu, ne sachant comment le briser. Perdus dans leurs pensées, ils ne remarquèrent pas les enfants qui s’attroupaient autour d’eux. Quand ils prirent conscience du cercle hostile, il était trop tard. L’alpha, goguenard, était planté devant eux, les pieds enracinés, sûr de son ascendance. « Alors les tapettes, on prend du bon temps ? » Matéo retira précipitamment sa main, les amis se redressèrent. Le directeur de l’école arriva à point nommé. Il invectiva les garçons qui devaient tous être en cours au lieu de traînasser dans la rue. Quand il aperçut Franck au centre de l’attention, il fit la moue. « La lenteur ne doit pas être contagieuse. »

La journée passa lentement. Franck redoutait la soirée. Les sourires moqueurs, les quolibets murmurés sur son passage… Les présages étaient funestes. Cependant, lorsque la cloche sonna, monsieur Guillon vint le trouver, lui demandant de le suivre. Etonné, Franck entra docilement dans son bureau. Le professeur déclara aussitôt « Un de vos camarades m’a dit que vous auriez quelques appétences pour la poésie. Il a réussi à me convaincre de vous écouter. » Franck n’en revint pas. Matéo avait osé moucharder !

Franck commença par démentir. Il n’y connaissait rien, à la poésie, son professeur était bien placé pour le savoir. Monsieur Guillon sourit en s’asseyant. « Regardez par la fenêtre et oubliez moi. » Franck obéit. De longues minutes s’égrenèrent mais l’empreinte du silence se faisait discrète. Le professeur avait sorti ses copies, l’enfant s’était évadé dans la lune comme à son habitude. « Parlez » murmura enfin l’homme grisonnant. Alors, Franck déversa une nouvelle fois les mots qui se bousculaient, formaient une vague immense qui éclosait sur ses lèvres pour emplir l’espace entier. Lorsqu’il se tut, le souffle court, il constata avec stupeur une unique larme glisser sur la joue du professeur. Il sut alors qu’il avait réussi l’ordalie.

L’homme et l’enfant se regardèrent, surpris, l’un par le génie du premier, l’autre par l’émotion du second. Ils se séparèrent d’un signe de tête, n’osant briser l’épais silence qui les enveloppait douillettement.

Sur le chemin, tout à ses pensées (qu’avait-il fait après tout pour mériter cette larme ?), Franck ne remarqua pas l’ombre qui le suivait. Matéo surgit brusquement devant lui. Des ecchymoses se dessinaient sur ses bras nus, des aspérités nouvelles et sanglantes marquaient son visage. Entre deux sanglots, il parvint à hoqueter « il a dit qu’il nous écraserait comme des scorpions ». Franck siffla avec rage « Qu’il essaie seulement. La seule chose plus dangereuse qu’un scorpion au combat est un scorpion blessé au combat »

Quand il franchit la porte de sa maison, un grand coup à l’estomac tordit ses entrailles. Dans chaque pièce, l’absence hurlait. Sa mère coupait les légumes pour la soupe et ses gestes, vifs mais légèrement tremblants, trahissaient sa nervosité. Franck serra les poings pour rouvrir ses blessures. Il regarda le sang suinter en se revoyant frapper le mur, encore et encore. Ses parents avaient vendu Mathilde pour quelques billets. « Le notaire regardait ta sœur avec tellement de gourmandise et nous avions tellement besoin d’argent…» lui avaient-ils avoué la veille. Il le savait, jamais il ne leur pardonnerait leur lâcheté. Il frappa le mur à nouveau, imprimant une nouvelle marque rouge. Les marques de la honte, avait-il déclaré à ses parents.

Franck refusa le souper. Ses accès de violence étaient nouveaux et le désarçonnaient. Il avait constaté avec effroi que la rage avait vidé sa tête. Ses amis de toujours, ces mots qui chatoyaient et tintinnabulaient, avaient fui. Des images de Mathilde, du gros Thomas et de monsieur Guillon les avaient supplantés. Le sommeil tarda à le cueillir et quand enfin son souffle s’apaisa, l’inquiétude régnait.

Le lendemain matin, dès le réveil, Franck guetta ses mots chéris. En vain. Seules les locutions ternes et sans relief lui venaient. Etrangement, c’est Matéo qu’il tint pour responsable. Ce dernier avait été subjugué par les mots adamantins et en avait réclamé jusqu’à l’ivresse. La source s’était tarie.

Franck marcha vers l’école, soucieux, une barre horizontale striant son front. Il se sentait submergé par les ennuis. Par instants, il secouait la tête de droite à gauche, espérant chasser les nuages noirs qui embrumaient ses idées.

Le professeur l’attendait, impatient. Il l’invita à s’assoir à son bureau sur lequel une immense page blanche trônait. Franck murmura, honteux « C’est fini. J’ai perdu mes mots » Le vieil homme saisit une boîte en carton dans un de ses tiroirs et en sortit une vingtaine d’images. « Choisis-en une » Franck les observa une à une et s’arrêta longuement sur une photo de temple grec. Il fut saisit par la beauté des cariatides magnifiées par un jeu d’ombres et lumières. Il leva un regard interrogateur.

Monsieur Guillon sourit.

— Vous avez du talent mon petit, vous êtes un virtuose de la plume. Il vous faut cultiver ce génie. Des images qui vous touchent feront naître des mots qui nous émeuvent.

— Je n’ai que treize ans monsieur, et des problèmes lourds comme des montagnes

— Comme disait Corneille : Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années. L’âge ne justifie rien. Quant aux problèmes, ils sont là pour être résolus.

— Pourtant…

Rassemblez votre talent, votre abnégation et vos insomnies. Vous êtes le poète de ce siècle !

La fierté fit briller les yeux de Franck.

 

Un rictus déforma le visage du gros Thomas, qu’il eut mieux valu qualifier de fourbe, qui les écoutait du pas de la porte. L’alpha se redressa, sûr de sa victoire.

En entrant en classe, Franck s’aperçut que Matéo manquait à l’appel. Il devait probablement panser ses plaies. Le garçon regretta de lui avoir tenu griefs de la désertion de ses mots ; il irait s’excuser le soir même. Il alla s’assoir au fond de la classe, comme à son habitude, le regard déjà perdu dans les nuages. Le gros Thomas vint le trouver, raclant ostensiblement la chaise sur le sol. « Tu connais Brassens ? » Franck opina. Qui ne connaissait pas le chanteur du moment ?! « Y a une chanson qui me fait penser à ta mère : Saturne. » Franck ne demanda pas d’explications, le sourire mauvais lui suffisait. Tout bas, Thomas continua « Brassens, c’est le seul qui fasse de la poésie pour les gars. Tout le reste, c’est pour les pédés. »

Un toussotement fit stopper la brute. Le directeur se tenait dans l’embrasure de la porte, dominant la classe par sa prestance. « Moisel, dans mon bureau. » Surpris, Thomas obtempéra. Monsieur Guillon se tenait en retrait, il sourit à l’adresse de Franck.

A la fin de la journée, le professeur rejoignit celui que toute l’école avait désormais identifié comme son protégé. Il lui offrit l’image des cariatides qui l’avait tant marqué. Au dos de l’image, il avait griffonné quelques mots sibyllins. Amphigourique. Sycophante. Equanimité. « Considérez ceci comme un talisman, déclara le professeur. Si votre tête se vide, cette carte vous aidera à la remplir. Mais n’oubliez pas, seul le travail vous apportera la gloire à laquelle vous devez aspirer. »

La gloire ? Franck n’avait jamais rien demandé de tel ! Le professeur lui apprit cependant qu’il l’avait inscrit au concours national de poésie. La récompense, sonnante et trébuchante, lui permettrait de faire des études, sans oublier la reconnaissance qu’il obtiendrait.

Un espoir nouveau gonfla le cœur du garçon. La récompense était le moyen de ramener sa sœur dans le foyer qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Il promit de fournir plus d’efforts qu’il n’en avait jamais fournis.

Il courut chez Matéo à la tombée du jour. D’épais bandages couverts de pourpre lui enserrait les bras, le torse et le crâne. « Oh mon ami ! » s’écria Franck. Il s’assit, en larmes, au chevet du blessé. « Je vais te venger ! »

 « Si tu veux me venger, ahana Matéo, utilise tes mots pour t’élever de cette fange nauséabonde. »

Franck lui raconta tout. Mathilde d’abord. Monsieur Guillon ensuite. Et l’espoir qu’il avait maintenant chevillé au corps, ce concours qui semblait pouvoir ouvrir tant de portes.

Franck travailla avec acharnement, sous l’œil attentif et bienveillant du professeur. Un soir, alors qu’il était seul à l’étude, Thomas se glissa subrepticement dans la salle, l’air mauvais. Franck n’eut pas le temps de réfléchir. Il lui lut ce qu’il venait d’écrire en pensant à sa sœur, des mots noirs et violents.

— La vache ! C’est vrai que t’écris comme dans les livres !

Le gros Thomas se tassa légèrement, l’œil admiratif.

Quand Matéo revint en cours, il trouva son ami changé. Ce dernier ne soupirait plus continuellement en guettant cirrus ou autre cumulus. Concentré, il notait tous les mots qui tournoyaient dans sa tête et bouleversaient son âme. Il apprenait à jongler consciemment avec les sonorités, à manier le verbe à la façon d’un bretteur. Parfois, il sortait la carte du temple grec, toujours dans sa poche, et la contemplait de longues secondes.

L’été arriva et, avec lui, une épaisse enveloppe en provenance de Paris. Franck l’ouvrit, les mains tremblantes et le souffle court, avec monsieur Guillon, devenu son mentor au fil des mois.

— Je le savais !!! s’écria le professeur avec joie.

Franck avait gagné le concours national.

Monsieur Guillon organisa tout. Il contacta un ami vivant dans la capitale qui accepta de loger Franck le temps de ses études au Collège de France. Il convainquit les parents du garçon de le laisser partir. A la veille du départ, Franck devait s’acquitter d’une dernière mission. Il se rendit chez le notaire qui avait acheté sa sœur.

Franck se fit violence pour frapper à sa porte. Maître Fanon affichait une superbe imposante.

« Non mais on n’est pas dans un conte de fées. Pas de bonne fée marraine, de citrouille ou de prince charmant. Écoute-moi bien, p’tit gars. Tes parents ont vendu ta sœur. Elle est à moi. On ne peut pas racheter l’honneur d’une fille. Dégage. »

L’ombre de Mathilde, si frêle !, vacillait sur le mur du fond.

Un froid polaire s’empara du cœur de Franck. Le néant se répandit dans sa tête. Sa vue se brouilla. Il tituba devant la porte refermée violemment. Il se serait cru en pleine banquise, affrontant les éléments les plus extrêmes. Encore quelques minutes et il serait agonisant.

Une fenêtre s’ouvrit sur sa gauche. La tête de Mathilde émergea vivement. « Franck ! chuchota-t-elle. Je savais que tu ne m’abandonnerais pas ! Reviens demain à sept heures, je serai prête. Si tu savais à quel point je t’espérais ! »

Franck s’accrocha au regard de sa sœur comme un naufragé s’accroche à sa planche. Un voile de larmes faisait vibrer ses pupilles. « Je serai là » promit-il.

Il avait treize ans, elle en avait seize. Ils auraient aimé goûté davantage aux joies de l’enfance, à ces courses folles emplies de rires cristallins. Ce matin-là, la course était folle mais elle était orpheline de rires. Le notaire avait surpris Mathilde.

Ils courraient de toutes leurs forces, avec l’énergie du désespoir. Ils entendaient le notaire vociférer, ralenti par ses chairs flasques, encombré par son ventre.

Ils se hissèrent à bord du premier train en partance, le regard inquiet tourné vers le passé.

Eperdus, ils se blottirent l’un contre l’autre, cherchant dans la chaleur de l’autre le courage qui leur faisait défaut. Ils arrivèrent à Paris, harassés et apeurés.

C’est ainsi que mon oncle sauva ma mère. Il ne fut plus jamais lent.