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Pyromellis

Il y a 1 an | 274 vues

Le mois de l'écriture de Pyromellis: récapitulatif des 21 jours

Les stries brûlantes qui déchiraient mon visage grimaçant mirent en fuite les ténèbres qui s’étaient installées dans la nuit sans en chasser pour autant les empreintes. Mes yeux éblouis par les rayons matinaux au travers des volets que j’avais entrouverts durent s’habituer à la pénombre obstinée. Déplorant en silence d’être la proie de cet esprit inconstant qui aimait à me tourmenter dès lors que je souhaitais partir, je déplaçai les vêtements laissés au désordre et plongeai ma main dans le repli abyssal et ouaté qui tinta ; dans mon poing satisfait, les clés que le génie espiègle m’avait ravies. Je ne savais jamais combien de temps dureraient ses facéties. Par contre, j’avais la certitude de le retrouver demain.

Je me rappelai le grognement sourd du Dragon et sa silhouette longiligne qui serpentait sous le couvert trouble, insidieuse. Je redoutais de voir son corps sinueux s’éclairer en écailles incandescentes. Soudain, d’un cri rauque et profond, il crachait ses flammes électriques sur la terre des Hommes qui craignaient son courroux. Sous les draps blancs et froids, j’attendais qu’il passe son chemin et bientôt, seul le battement de ses ailes puissantes résonnait en s’éloignant sur la vitre opaline qui tremblait. La pluie monocorde tambourinait sur le bouclier de toile et d’acier qui m’en protégeait. Je me hâtai, l’onde fuyant en écho sous mes pas.

En dehors des cumulonimbus annonciateurs d’orages, les nuages et leurs augures me fascinaient. Le champ fertile au duvet qui éclot dans l’éther de cirrus floccus, les flammes blanches dévorantes qui s’embrasent de cirrus intortus, la valse des vagues qui pâlissent d’écume de cirrus fibratus ou encore l’étendard vaporeux de la plume qui s’épuise de cirrus vertebratus… Je faisais de ces témoins célestes mes oracles quotidiens. Mais c’était la journée pleine de promesses que m’annonçait les trop parfaits liserés liliaux filant dans l’azur qui mettaient mon cœur candide en liesse. Félicité usurpée par ces vestiges éphémères abandonnés des oiseaux de fer dans leur sillage !...

Si j’avais délaissé en grandissant cette mélancolique science des nuages, je ne m’étais pas pour autant défait de toutes mes superstitions. Je gardais consciencieusement contre ma poitrine l’obsidienne que tu m’avais offerte. « C’est un porte-bonheur ! Comme ça… Je serai toujours un peu avec toi ! » avais-tu glissé à mon oreille. Et c’était vrai que dans les tracés obscurs qui se révélaient à peine à sa surface, je pouvais voir ton œil gris qui m’observait. Cet œil à l’éclat malicieux souvent. Cet œil obombré de semonce parfois. Ce matin, j’avais laissé l’interrupteur sommeiller comme le faisait tes courbes discrètes et distraites dans le noir. Je m’échappai tout à coup de mes pensées envoûtées ; j’arrivai au lieu de rendez-vous.

Je traversai maintenant l’immense étendue flamboyante qui s’écoulait jusqu’à rencontrer l’horizon inaccessible vers lequel s’évadait aussi le ciel lourd éploré. Un grand arbre patientait, solitaire, parmi les coquelicots aux pétales froissés. Sous ses branches dispersées librement, l’expéditeur de cette lettre sibylline m’attendait. « Si tu souhaites briser la malédiction, viens à moi ! » disait-elle. Il y a deux jours, ton profil imprévu était venu défaire la douleur intime et morne dans laquelle je me complaisais. Docile, ta cage thoracique se soulevait lentement au rythme de ton cœur séditieux. Seulement, tu étais restée ainsi, silencieuse et immobile. Et aucun de mes baisers n’était parvenu à réveiller ma belle endormie.

Je ne saurais dire à quoi ressemblait l’auteur de la missive tant il était impénétrable. Notre conversation se perdit en paroles insonores ; mes questions brûlantes d’enthousiasme s’étaient tues et ses mots insaisissables se dérobaient de sa bouche invisible. L’homme sans visage, imperturbable, attendait ma réponse. Je vis poindre le couchant réticent, les intempéries ayant cessé d’en être le geôlier. Les feuilles faussement roussies des ramées crépitèrent dans l’air incendié. Sa tête à contre-jour s’illumina d’un halo érubescent. Je ne pouvais être certain que ce cercle fût séraphique ou satanique, vertueux ou bien vicieux. Mais je décidai de croire à ce prodige et saisis la main tendue par l’être au nimbe sinistre.

Je remerciais le stylo maladroit mais chanceux qui m’avait permis d’entendre ta voix. Les jours suivants, malgré la brièveté de notre échange, mon esprit capricieux était devenu inopérant à faire autre chose que penser à toi. En fin stratège, je persuadais toujours les autres de nous assoir dans l’amphithéâtre de façon à t’avoir dans mon champ de vision et me perdre dans les chimères de mon imagination secrète suffisait à égayer mon cœur introverti. Puis, un mardi, l’un de mes amis, un vrai Don Juan, se leva pour t’approcher. Je maudis sa traîtrise ignorante tout autant que ma réserve. Il m’adressa un sourire narquois. Je n’oublierai jamais l’illogisme de mon soulagement angoissé lorsque tu te retournas vers moi. Il avait mouchardé.

Je suivais l’ange malingre dans l’escalier qui s’enroulait, interminable, en une spirale infernale. J’avais tout le temps de songer à ce qu’il allait advenir de moi. À ce qui allait lui arriver, à elle. Mais au fur et à mesure que nous montions, mes réflexions ne s’encombrèrent plus de ce pragmatisme trop lourd pour avancer et il me fut bientôt impossible de démêler mes élucubrations confuses. Je rejoignis sans résister le lieu de mon Ordalie, captivé par les étages irrésistiblement louvoyants qui défilaient à n’en plus finir et indifférent aux émois de nos propres destinées. Une fois là-haut, la raison me revint dans un vertige : quels supplices pourrait-on bien m’infliger pour que la nymphe acceptât de renoncer à ses rêves satisfaits ?

Avais-je seulement aperçu mon Juge ? Mes sensations s’étaient repliées dans les tréfonds de mon corps corrompu, comme si lui aussi était désormais mon adversaire. Il n’y avait guère que la désinvolture de mes globes oculaires pour refuser cette aliénation intérieure. Le Monstre articulé me présentait sa gueule, ses chélicères et ses pinces robustes claquant sans pitié ni suffisance tandis que la douleur de mon index s’éteignait. Bientôt, le lustre des plaques qui s’imbriquaient pour lui donner sa forme galbée m’apparut comme la moire du ciel sans couleur. La cambrure d’étincelles de mon ennemi minuscule se déploya dans le firmament de la même façon que son poison se répandait dans mes veines permissives.

Les notes dissonantes flânaient dans l’air aveugle où pétillaient les étoiles qui vacillaient, dissipées en fumée, comme une constellation à l’agonie. Alors que l’hymne joyeux s’était achevé, tu n’avais d’yeux que pour les soldats tombés sur le champ de bataille, leur face charnue criblée d’akènes enlisée dans la gélatine. Le chaos des gariguettes qui s’amoncelaient reposait sur le cimetière de leurs aïeux, fièrement dressés dans une muraille de crème et exhibant leurs entrailles sucrées. Tu n’eus aucune compassion pour le quartier de belligérants qui avait envahi ta bouche avec gourmandise. Aujourd’hui, tu pouvais bien te permettre une trêve dans ta guerre contre les calories.

Je parcourais les allées désertes sous l’œil attentif du gardien ne sachant que penser des pensionnaires inanimés. La sobriété de la prison de verre et le mutisme de son cerbère suscitaient mon malaise. J’essayais de me faire une idée malgré les reflets trop nombreux de la lumière crue qui s’irisaient sur les cages cristallines sans barreau. Je ne m’attardais pas sur les détenus enchaînés aux mannequins étêtés. Dans un coin de la pièce, l’homme au costume gris guettait mes moindres faits et gestes, exigeant tacitement de lui éviter un dérangement inutile au terme de ma visite. Je jetai finalement mon dévolu sur cet anneau adamantin. La sentinelle circonspecte échoua à réprimer un sourire. J’étais désormais condamné à en payer le prix.

Je frottais ma joue encore engourdie par le sol glacé sur lequel j’étais allongé il y a peu et me tenais maintenant debout sans savoir comment. Le venin s’était-il dilué dans le fluide vermeil de mes vaisseaux efflorescents et, imprégnant mes ventricules battant, avait-on jugé que j’étais indigne d’y succomber ? Face à moi, le temple du Démiurge s’érigeait en géant. Les colonnes de pierre élevaient leur fût cannelé pour fortifier l’échine de cet édifice démesuré. De part et d’autre, les cariatides coiffées de leur chapiteau soutenaient aussi le colosse. J’aurais pu t’imaginer sous les boucles légères et le drapé aux plis figés dans le calcaire élimé. Impatient et inquiet, je franchis le seuil des propylées pour connaître le verdict.

Je repris mon souffle quelques instants. Qu’il était difficile de réunir le troupeau dont les têtes anarchiques s’étaient éparpillées dès lors que j’eusse passé le portique !... Je courrais, hors d’haleine, derrière les moutons poussiéreux, me démenant pour ramener chaque brebis égarée de ma mémoire dans le cheptel mais négligeant de surveiller les autres qui s’échappaient aussitôt. Éreinté, je m’agitais pourtant comme un diable dans l’atmosphère surannée pour agripper les toisons du bétail oublieux. Toutefois, à force d’efforts, je parvins à rassembler le passé effarouché. Dans le Sanctuaire des souvenirs, je pus enfin sentir dans mes bras la chaleur de la laine désuète et le poids de mes remembrances.

Sous la voûte qui fleurissait de prières nivéales, les serviteurs anonymes s’affairaient. D’un air solennel, ils retiraient avec soin les bandelettes usées en tissu blanc qui pendillaient, loqueteuses.
Un à un, échoyaient les lambeaux de la modeste étoffe, dépouillant la divinité de son manteau d’hiver,  son corps famélique libéré d’une année de privation. J’implorai alors celui qui régnait sur le Sommeil d’en délivrer ma bien aimée. Il écarta de ses doigts décharnés le vélum en haillons qui masquait son visage longtemps resté calfeutré. La lame de sa faux éclaira d’un halo sa peau ridée qui s’affaissait et ses lèvres atrophiées. Le Dieu Saturne m’ordonna d’avancer. Instinctivement, mes mains égoïstes intensifièrent leur étreinte.

L’obsidienne m’observait-elle dans tes rêveries fugueuses ? Ton fantôme étourdi pouvait-il se souvenir qu’il devait se réveiller ? Ton corps insouciant et pressé avait ployé, épousant la tôle du capot, tes os rompus en alliance de la chair qui se tordait avant d’embrasser et de t’unir à la mort. Mon spectre hantait ta sépulture de bitume, pourrissant dans les limbes avant d’oser les quitter pour le néant. En t’apercevant ce matin-là, j’avais souri avant de comprendre que je n’avais pas pris assez de somnifères. On aurait dit que tu étais revenue pour les avaler à ma place. J’aurais dû simplement accepter la sincérité du mensonge de ta compagnie fantasmée. J’aurais voulu que ton talisman ait le pouvoir de m’y aider.

Mais il était trop tard. On m’avait dupé. Le vieillard sur la cathèdre tendit sa main noueuse vers moi. Je commençai à m’éloigner de l’autel, mes pupilles effrayées voulant se soustraire au regard vitreux du Dieu fallacieux. On me réclamait maintenant comme offrande le trésor que je pressais fébrilement contre ma poitrine. Mon âme meurtrie n’aurait pu se résigner à sacrifier les précieuses images que j’avais de toi bien que j’en sois le martyre. Le linceul qu’il avait ramené en arrière se teinta de pourpre, les anges hypocrites se métamorphosèrent ; leurs bras graciles devinrent semblables à ceux des araignées, se dépliant en saccades, craquant, crépitant jusqu’à saturer mon ouïe déjà assourdie par la cadence de mon pouls affolé.

J’aurais dû décliner l’offre de cet espoir captieux, fermer les yeux sur la réalité contestable puis les rouvrir sur ton allégorie immortelle, m’abreuvant volontairement de mon tourment, me saoulant de cette vision illusoire pour mieux m’y noyer. Je courrais pour semer les regrets et les séraphins monstrueux déterminés à ramener à leur maître les souvenirs dont il désirait se repaître. Ils me dardaient de leurs membres affûtés, vibrant dans l’air sec, cisaillant les poutres de la charpente vétuste dans leur fièvre, lacérant ma besace qui ne put retenir quelques bribes de mes réminiscences. Le bois putréfié s’écroula dans un nuage de poussière et je pus m’introduire subrepticement dans un interstice salvateur.

Refusant obstinément de faire le deuil de mes souvenirs, je traversais à vive allure l’issue miraculeuse trop étroite pour que m’y suivent les pilleurs de mémoire dont les murmures vicieux s’insinuaient dans l’anfractuosité de la pierre: « Accepte cette grâce, me disaient-ils d’une voix douce, se voulant le cortège de leurs funérailles, laisse-nous alléger ton fardeau ! ». Mais j’avais choisi le châtiment qui serait le mien : celui de bercer le passé à jamais, de le choyer, mon calvaire chéri !... La symphonie sournoise faiblit, bientôt remplacée par les éclats de voix euphoriques d’une fin d’octobre festive. Je voulus soupirer mais mon souffle resta bloqué, mon soulagement encore en suspens.

Mes prunelles indolentes restaient aveugles dans la nuit opaque qui tapissait de ses ténèbres le long tunnel dont je n’avais pas encore atteint la sortie. Un rai ténu filtra au travers d’une faille puis un second. Alors que je suffoquais dans l’air gâté, la fraîcheur embusquée du crépuscule se précipita dans mes bronches stupéfaites par-delà la troisième lacune qui venait d’apparaître. On approcha de ces incisions extravagantes mais minutieuses la flamme d’un bûcher qui réchauffa mon cœur instantanément, évidé d’un sentiment trop pénible. La citrouille lumineuse à la bouche dentelée regarda la porte du cercueil encore intangible se refermer sur ses hôtes damnés, fossiles oubliés des temps anciens et définitivement perdus.

Je passais délicatement mes doigts sur une cicatrice invisible. Les mâchoires de mon compagnon de voyage s’étirèrent bruyamment en bâillant. Il roula sur son ventre gras, scrutant l’horizon lointain et diffus dans une paisible somnolence. Notre embarcation n’en faisait qu’à sa tête. Le phoque aux moustaches frémissantes était fort peu inquiet que notre morceau de banquise ne puisse être manœuvré sans gouvernail. Fatalement, nous dérivions à la merci du courant. Nous pivotâmes la tête à bâbord, attirés par un chant mélodieux, probablement celui d’une sirène, ainsi que par la lueur intermittente d’un phare nous signifiant que nous étions presque arrivés au bout de notre périple.

S’estompant dans ma conscience, l’aria fragile se mua en une succession de bips insupportables auxquels j’eus du mal à mettre fin, ma main léthargique s’évertuant d’abord sans succès à éteindre le radioréveil dont on pouvait aussi bien apprécier que regretter l’efficacité. Qui sait ce que la nuit avait confisqué aux rêveurs à la faveur d’une âme amnistiée ?  Sur le lit vide, les balafres témoignant de mes pérégrinations noctambules, abandonnées par les draps blottis contre mon visage, tourné vers le creux innocent du matelas. Dans une quiétude éperdue, je remarquai la curieuse brume liquide dans mes yeux avares en lamentations. Puis je me levai sans tarder, me désintéressant bien vite de la mélancolie du privilège amer qu’ils confessaient.