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Il y a 1 an | 303 vues

Ski à La Morte

Cette année-là les restrictions furent telles que le Pouvoir Suprême interdit la pratique du ski à toute la population. Pourtant confinés depuis des mois dans les miasmes de la ville on en avait bien envie. Ma famille capitula et obéit  sauf moi. Des nuits à tout schuss arpenter mes insomnies au pied de pics enneigés et un matin j’ai franchi le rubicond. En fermant les yeux sur les tempêtes de grésil, les congères et la météo frigorifiant à moins 15 degrés  la carte de France, j’ai pris la route de l’Alpe du Grand Serre.

On m’avait bien prévenu que les chemins  n’étaient plus sûrs depuis  la grande épidémie mais c’était peu dire. Dès la sortie de Lyon, la voiture que j’avais « empruntée » à mon père se mit tantôt à patiner tantôt à tressauter sur  des  tas de détritus compactés par le gel. Je slalomais cherchant à les éviter quand sur le bas-côté je vis une horde d’êtres étranges statufiés dans des postures de détresse sous une poudre blanche. Je ralentis. De grosses bulles transparentes comme des aquariums restaient plaquées sur leurs bouches grandes ouvertes et j’eus le temps d’y apercevoir des mots restés  en suspends. C’était effrayant !

J’accélérai brutalement  et la voiture partit en toupie. Je voyais fumer les pneus, une plaque de glace partit en vrille, elle coupa net  les pieds  de la troupe gelée. Propulsée hors de son socle elle explosa maculant mon pare-brise d’un magma brun. Je compris que je venais de faucher  des Hommes !

Mes essuie-glaces faisaient un bruit d’enfer. Ils peinaient à balayer cette bouillie sanguinolente qui se figeait plus j’avalais les kilomètres. Le compteur tournait à 150, les barrières de l’autoroute caparaçonnées  de  crocs de givre grimaçaient des rictus dantesques sous les phares. La voiture dérapait souvent entre ces mâchoires  de glace mais elle reprenait  vite le contrôle de sa trajectoire pour échapper à l’haleine pétrifiante de cette gueule vorace. Je n’avais qu’une envie : arriver à destination!

Le chauffage bégayait des poussées d’air tiède par intermittence, la douleur grinçait dans les gerçures de mes mains mais le moteur ronflait, prêt à en découdre avec  la chape polaire qui paralysait l’autoroute. Le péage était ouvert en plein-vent, j’eus le temps d’apercevoir deux statues postées à la sortie avant que la fulgurance de notre sillage ne les fasse exploser l’une après l’autre comme sous l’impact d’un obus. J’étais terrifié, ce froid titanesque faisait de moi un assassin.

Peu avant la bifurcation de l’A43 avec l’A48 des balises rétrécirent la voie de circulation. Il me fallut ralentir complètement paniqué à l’idée qu’à 50 à l’heure, la propulsion  de mon véhicule serait insuffisante pour  fondre l’atmosphère qui allait sûrement me congeler sur place. Je laissais filer sur ma gauche un long boyau noir hérissé de franges saumâtres sensé rejoindre Chambéry. Je scrutais avec angoisse les faisceaux plein-phare qui m’éclairaient comme dans un travelling de film au ralenti quand de plein fouet une barrière métallique les coupa au scalpel. Je pilai brutalement. Le chauffage hoqueta, le moteur cala. J’étais terrorisé.

En quelques secondes le pare-brise s’étoila de glace, je me dis que j’étais perdu. Cette voiture serait mon cercueil, un frigo de luxe où ma vie finirait en cristaux. Je sentais mon corps s’engourdir, mes dents se déchausser une à une, le bout de mon nez se fendre. Sous mes gants bourgeonnaient déjà des engelures quand tout à coup un beuglement d’outre-tombe percuta la calotte glaciaire qui subrepticement m’enkystait dans un iceberg mettant en péril ma survie.

 Ma main droite agit comme un ressort sur la clé de contact, le poids mort de mon pied écrasa la pédale. La voiture bondit comme un gros ours blanc se hissant sur la banquise, la barrière dont le mécanisme  grippé  beuglait toujours vola en éclats et je bénis mon père. Son choix de boîte automatique que ma jeunesse avait tant décriée venait peut-être de me sauver la vie.

La jauge de mon réservoir se mit soudain à clignoter sur un rythme cristallin de glaçons. Le rouge ne parvenait pas à se fixer sur le cadran pourtant le chauffage s’époumonait. On aurait dit une bête haletant son agonie. Le clignotant se tint coi alors que je m’engageai sur l’aire de La Coiranne, les freins  gémirent et les feux de position tremblotèrent  dans le brouillard givrant. 

A peine étais-je sorti de la voiture que  le silence me happa me  glaçant tellement qu’il m’arracha un cri. Je sentis une poigne de fer essorer mon cœur comme une éponge. Mon cri se solidifia sur mes lèvres, écorchant ma bouche. Des perles de sang gelé restèrent en suspension dans l’air qui se fissura en mille éclats coupants. Là, debout, ma silhouette craquait. Les os prêts à rompre, je marchais pataud comme Armstrong sur un miroir d’argent  crépitant d’étoiles incisives qui picotaient mes jambes d’un bec lapidaire.  Une terrible impression s’engouffra pire que le blizzard dans mon esprit : le froid faisait la chasse à l’homme. J’étais devenu sa proie !

La Neige se déchaîna alors. Des tourbillons de flocons durs comme des billes me fouettèrent au sang. Une  lumière blafarde papillonnait au-dessus des toilettes. Elle me servit de phare dans la tourmente. Sonné, anesthésié je restais un moment derrière la porte que j’avais eu bien du mal à refermer au nez  de la furie qui lacérait maintenant le parking de grêlons plus gros que le pouce. Mes oreilles claquaient, mes  tympans étaient peaux de tambour où rebondissait l’infernal  matraquage que subissait le toit. Ce ne fut pas ma tête qui éclata sous la pression mais une force  démoniaque qui m’éjecta du bâtiment dont les murs explosèrent.

Jamais je ne saurai comment j’ai regagné la voiture qui le gosier plus que sec m’a tout de même conduit sain et sauf sur la commune de La Morte. Jamais non plus je ne m’expliquerai pourquoi je n’avais  rencontré aucun trafic sur le chemin.

Et pourquoi ici à l’Alpe du Grand Serre il y a foule.

Des petits groupes congelés serrés ici et là dans la station, des pantins grotesques gélifiés au pied des remontées mécaniques de la Blache : des dissidents amoureux du ski. Comme moi.

Sur le  balcon de l’Edelweiss  notre chalet, j’attends le feu d’artifice.

Vers minuit des crépitements embrasent le massif du Taillefer. Des bouquets aux couleurs amarescentes du putrescible étoilent le ciel. Bleues, rouges, mauves les gangues de glace des insoumis se désintègrent. Elles  orchestrent un ballet morbide de dentelles de chair et d’os scarifiant la nuit de graffitis fantastiques, c’est l’apothéose.

Je rentre précipitamment me mettre à l’abri mais je sais que bientôt ce sera mon tour.


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