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Légende

Il y a 1 an | 338 vues

Josiane D, la chrysalide du supermarché. (1)     

                                            

Dès six heures du matin, comme chaque jour, l'entrée du personnel avalait une centaine d'employés. Je franchissais la porte découpée dans le pan de taule qui servait d'arrière-garde au supermarché, me parais de rouge et devenais hôtesse de caisse. Cet emploi me sauvait d'une précarité que n'augurait en rien mon master en psychologie.

En fait l'univers du supermarché foisonnait de cas à décrypter, tenir la caisse valait bien une confession sur divan. Il me suffisait d'occulter le tee-shirt et la casquette rouges dont on m'affublait pour passer les articles sous le faisceau rouge lui aussi du scanner! J'avais même un carnet de rendez-vous, mes "patients-clients" défilant à heure fixe ou presque, les chèques encaissés me délivrant leurs coordonnées. Pour tout dire j'en savais plus sur leur intimité en enregistrant le contenu de leur caddie qu'en consultation.

Cela m'avait sauté aux yeux, dès la première semaine. L'ambiance du supermarché pouvait changer du tout au tout ! L'affluence pondérée des têtes grises se démarquait de la frénésie des parents avec enfants et je me sentais autant à ma place mardi jour des retraités que samedi jour des affairés. Je fabulais sur leur allure, m'étais constitué un bestiaire secret où je me réfugiais. Ce  délire innocent me faisait oublier la réalité de ma condition.

Ainsi Mr.Plumcoq, Gontran de son prénom se rangea d'office dans ma ménagerie fantaisiste. Bel homme et bien nommé, coq il l'était ! Je le supposais maniaque. L'imaginais dans l'armée régentant un harem de poules américaines. Ses courses défilaient dans l'ordre sur le tapis de caisse : laitages, viande et poisson, fruits et légumes à l'image d'un programme diététique. Un cabas et un sac isotherme recueillaient chaque article dans le caddie. Souvent des livres cheminaient sur le tapis roulant en queue des nourritures terrestres. Des policiers mais aussi des poids lourds en littérature.

Monsieur Plumcoq possédait un chat certainement choyé au vu des marques de produits achetées. Probablement un Persan, comme dans la publicité qui mettait dans des assiettes des plats de chef mitonnés pour des félins de luxe peignés et dédaigneux. Oui j'imaginais bien Gontran avec ce type de matou. Je décidai de l'accueillir dans la faune qui me tenait virtuellement compagnie, l'imaginant prince ou sultan, roi-lion d'une noble cour de félins.

L'homme était poli, me disait bonjour, bonsoir en récupérant sa carte bleue. Mais sans me regarder, une hôtesse de caisse étant toujours transparente. Il venait seul tous les samedis, mangeait équilibré, consommait bio. Ce qui n'était pas dans mes habitudes ni dans mes moyens. Je déjeunais à la cafétéria de la galerie marchande, y retrouvais Lucie l'esthéticienne, Françoise l'apprentie-coiffeuse. Nos bavardages autour d'une pizza et d'un café donnaient de la légèreté à ma journée. Nous nous moquions gentiment des clients, de leurs manies, de leurs exigences. Ensemble nous supportions  mieux l'ingratitude de nos emplois. J'en apprenais de belles sur l'intimité de certains, masser et coiffer les mettant plus à nu. Des détails croustillants qui étoffaient les coulisses animales de mon monde secret auquel j'ajoutai Lucie la souris et Françoise la brebis qui à défaut de soigner sa toison, bichonnait celles des autres.

La souris n'hésitait pas à dévoiler la pilosité éhontée de Mme Plumeau, la peau archi-sèche de Melle Revêche, la barbe hyper-dure de Mr Gay. La brebis renchérissait avec les implants de Mr Beau et les teintures mauves de miss Gothic. J'écoutais souvent n'ayant rien à ajouter de semblable avec les fournées d'articles enregistrées à ma caisse… jusqu'au jour où je lâchai:

-Je crois que Plumcoq a des oiseaux. J'ai passé un gros sac de graines pour canaris. Maintenant il vient faire ses courses  le mardi.

La brebis et la souris me regardèrent. L'esthéticienne s'étonna:

-Tu veux parler de Gontran?

Je restai sur mes gardes. Une telle familiarité m'embarrassait. Le coq et la souris étaient-ils intimes? Dans mon zoo cosmopolite je n'avais rien remarqué, rien lu non plus dans les fables du sieur La Fontaine.

- Gontran vient de prendre sa retraite. D'habitude je lui fais un soin visage et corps, là il est venu pour une épilation. C'est la première fois et il en avait besoin! D'ailleurs ses poils sont raides comme des picots plantés sur les épaules avec un toupet au-dessus du coccyx. Il a pincé du bec quand j'ai tiré mes bandes. Je lui ai dit qu'il était moins courageux que Mr Gay quand je lui fais la barbe! Il s'est plaint de Tibère son chat de gouttière qui devient agressif.

À mes yeux Plumcoq perdait soudain de sa superbe. Si sa présence mardi au magasin s'expliquait, le mystère des graines restait entier. Pour le chat tout-venant je fus un peu déçue…Le prince persan prenait des allures de Titi parisien, un Gabin des faubourgs qui mettait à mal l'atmosphère de mon monde intérieur. La brebis me sourit en retroussant sa lippe rose sur des dents jaunes- Françoise fumait beaucoup trop-et ajouta :

-Il a pris rendez-vous à quinze heures cet-après-midi. Je lui demanderai pour les oiseaux.

M'asseyant derrière ma caisse, je pris conscience amèrement de mon handicap. Sous le métronome  du lecteur de codes-barres ma présence se fondait dans des automatismes alors que Lucie et Françoise dorlotaient leurs clients, s'immisçaient dans leur vécu. Quelle place pourrais-je prendre dans mon cosmos imaginaire pour me glisser au plus près des gens? Jamais je n'avais parlé à Gontran Plumcoq; ne lui avais jamais dit que j'avais remarqué qu'il ne consommait plus de viande mais des salades, du pain plus qu'à l'ordinaire, que Tibère puisque c'était son nom n'avait plus droit qu'à des pâtées premier prix…Et puis ces œufs, ces sacs de graines, ces vitamines pour beau plumage, qu’est-ce que cela pouvait bien cacher?

Absorbée par mes pensées, je répondis distraitement bonjour à la main qui posa devant moi deux boîtes d'œufs…restai interloquée par les doigts jaunes et gercés dont les ongles crochus s'amarraient comme des serres sur les coques de carton. Levant les yeux, je reçus un choc en reconnaissant Gontran. Il ne m'avait pas dit bonjour, se tenait face à moi cou rentré dans les épaules, menton posé sur le torse propulsé en avant tel un jabot. Il tournait la tête d'un côté, de l'autre comme s'il possédait une vision latérale. Ses sourcils tremblaient au-dessus de ses yeux ronds et les lobes rouges et mous de ses oreilles pendaient lamentablement. Effrayée, je m'activai à la lecture optique des codes-barres. Deux sacs de foin séché pour hamsters me filèrent sous les mains.

Le regardant partir avec son caddie, je fus consternée par son allure. On aurait dit un manchot guidant son œuf au chaud sous son bas-ventre. D'office je substituai à cette triste réalité, un coq altier dont le panache blanc…euh… fluorescent appelait au rassemblement; vinrent se coller à son caddie-carrosse plusieurs poules japonaises, deux oies de guinée, un héron au long cou…Pan! Un ballon venait d'éclater dans la galerie, un enfant hurlait, l'échassier…pardon…Melle Revêche poussa son charriot vide derrière Mr.Plumcoq. Un papillon se posa sur l'épaule de l'homme. Je me reconnus alors: frôler, caresser, butiner, l'insecte me convenait. Toute chrysalide c'est bien connu porte son mystère, légèreté et frivolité valent mieux qu'indifférence et transparence…

Je décidai alors de prendre ma pause. Le foin et la litière m'interpelaient. Plumcoq aurait-il adopté un hamster? Toute une ménagerie pour tromper sa solitude maintenant qu'il ne travaillait plus? Un point commun entre nous deux qui ceci dit n’était pas fait pour me déplaire. Lui-aussi  cherchait un refuge, c'était évident! Ce mimétisme m'enhardissait. Comment faire pour qu'il me regarde, moi Josiane D? Que j'existe à ses yeux? Il me fallait jouer de persuasion …provoquer le hasard.                                        (à suivre)


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