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Taratata
Champion

Il y a 1 an | 428 vues

À Touchefleury

« Nos filles ne doivent pas grandir dans l'ignorance de la vie à la campagne » dit Alexandre à son épouse plongée dans sa lecture du soir. Violette sursaute et s'étonne du propos impromptu de son mari. Elle réfléchit et acquiesce. Au fil de la conversation, ils décident de confier leurs enfants quelques jours à de la famille qui habite dans une ferme à une trentaine de kilomètres de chez eux. Ils rédigent une missive à leur attention et espèrent recevoir une réponse affirmative. Il reste quatre bonnes semaines avant la rentrée scolaire de septembre, largement le temps de concrétiser l'idée de découverte. 

Jeanne et Marie, âgées de dix et cinq ans, profitent de ces grandes vacances avec leurs parents instituteurs. Leur différence d'âge ne présente aucun obstacle. Au contraire, en sœurs complices et inséparables, elles s'amusent ensemble, s'improvisent tour à tour infirmière, docteur, cow-boy ou indien, sous l'œil amusé d'Alexandre et Violette. Chaque jour, leur imagination emprunte un chemin nouveau. Elles aiment aussi le passage du facteur qui déclenche un chifoumi exécuté à la va-vite. Habitué au rituel des fillettes, le préposé attend au portail du jardin pour remettre le courrier à la gagnante. Aujourd'hui, les ciseaux de Marie coupent la feuille de Jeanne. Elles ignorent encore tout du calcul de leurs parents. C'est seulement à l'ouverture de la lettre qu'elles l'apprennent. Dans deux jours, elles partiront en villégiature.

La voiture roule à travers la campagne. Les arbres et les bornes de la route défilent sous les yeux des deux fillettes aphones depuis le départ. Jeanne et Marie connaissent un peu leurs oncle et tante, rencontrés plusieurs fois lors de réunions familiales. Elles ne semblent pas ravies du plan de dernière minute de leurs parents ; encore moins d'être séparées d'eux. Au volant, Alexandre rompt le silence en sifflotant. Les gamines sortent de leur mutisme, retrouvent un brin de bonne humeur et chantent avec leur père, jusqu'à leur arrivée au lieu-dit « Touchefleury ».

L'accueil de la tante Berthe est chaleureux. L'oncle François laboure dans les champs avec Rémi, le commis agricole. Après avoir bu un café et grignoté quelques biscuits, Alexandre s'apprête à repartir sans oublier mille recommandations auprès de ses filles. Les embrassades s'éternisent quelque peu.

Jeanne et Marie se tiennent la main, fixent d'un regard embué la voiture qui emmène leur père, loin d'elles. La Dauphine rutilante s'éloigne, disparaît. Elles restent plantées dans la cour, comme deux orphelines perdues au milieu des animaux qui gloussent, cacardent, glougloutent. Le jargon animalier finit par amuser les fillettes qui à leur tour poussent de petits cris aigus. Une véritable cacophonie s'ensuit. Alertée par les éclats de voix, Berthe sort sur le pas de la porte et apostrophe les enfants. La tante, si gentille et si douce encore tout à l'heure, montre un autre visage, moins pétulant. Face aux réprimandes, une lippe disgracieuse déshonore la lèvre inférieure des gamines et tous leurs poils se mettent au garde-à-vous. Fort marrie, Berthe se radoucit et, pour se rattraper, leur propose de rentrer toute la volaille à la basse-cour. Jeanne et Marie picorent le plaisir de jouer à la fermière.

En attendant le dîner, Jeanne lit une histoire illustrée à Marie, celle de Rococo concierge du zoo. François et Rémi reviennent de l'étable, fatigués de leur journée. Ils donnent gentiment un coup de casquette sur la tête des filles en signe de bonjour. Surprises, Jeanne et Marie dévisagent leur oncle et le commis. Les deux hommes portent un bleu de travail maintenu par des bretelles. Cela change des pantalons bien coupés de leur père. Après un brin de toilette dans une bassine en émail, les deux adultes s'assoient à la table. François tend le bras et allume le poste de radio à lampe, posé juste à côté sur un petit meuble. À cette heure-ci, c'est chouchouuuu ! Jeanne et Marie, ravies, entonnent les chansons diffusées. Rémi sort son harmonica et les accompagne. Au bout d'un moment, ses lèvres s'assèchent et il réclame à boire en imitant la pub : « Pour vous, mon cher Ange, Pschitt orange, et pour moi garçon, Pschitt citron ». Les filles s'esclaffent, d'un rire communicatif. Berthe, aux fourneaux, s'agace à peine du charivari. Elle, si réticente au début à cette garderie imposée, reconnaît que la présence des mômes apporte de la gaieté dans la maison. 

Le vin et l'eau sur la table, la soupe dans les assiettes, l'oncle éteint la radio pour mieux s'entendre. Entre deux slurp, François engage la conversation sur l'école.

— Dans quelle classe à la rentrée ? demande-t-il à ses nièces.

— En CM2, répond Jeanne.

— Comment ? interroge François.

— En 7e, si tu préfères.

— Et moi, en classe enfantine. Tu connais ? lance Marie.

— Oh ! Je vois que j'ai beaucoup à apprendre.

Tout au long du repas, la discussion tourne autour de l'école.

Jeanne décrit le déroulement d'une journée de classe sous l'oreille attentive de tous : « quand la cloche sonne, en rang deux par deux, sans un bruit, les filles d'un côté, les garçons de l'autre. La leçon de morale écrite au tableau, dictée, grammaire. Cinq fautes et tu récoltes un zéro, le CM2 c'est sérieux ». Jeanne grimace et continue : « après la récréation, calcul mental. L'après-midi, histoire et géographie ou sciences naturelles, récitation et chant ».

— Eh bien, je remarque que la morale a toujours sa place. Je me souviens de cette phrase : « N'oublie pas ton origine et ne rougis jamais de tes parents »... Et les fournitures scolaires, toujours le porte-plume dans son encrier ? demande François.

— Oui, mais le stylo-plume aussi et, à la rentrée, le stylo à bille sera autorisé, répond Jeanne.

— Ah, quand je pense que j'ai appris à écrire au crayon de bois, n'est-ce pas Berthe ?

— Véridique, confirme la tante.

— Sais-tu que le porte-plume nous vient de l'Égypte antique, d'après ta mère ? Elle en sait des choses ma sœur Violette, lance avec fierté François.

— Elle nous l'a raconté. Même qu'ils taillaient dans les roseaux. J'ai pas retenu le mot compliqué des messieurs, intervient Marie.

— Oh, moi aussi j'ai perdu le mot ! Et toi, qu'y feras-tu dans ta classe, comment elle s'appelle déjà ?

— Enfantine, coupe la fillette.

— Raconte-moi, petite !

— Plein de choses, mais je sais pas tout. Des jeux, du dessin, du chant, apprendre à compter avec des bûchettes, répond Marie.

— En effet, elles seront bien occupées tes journées, approuve François.

Le repas se termine dans une ambiance récréative. Émile prend congé pour rentrer dans son appartement, comme il se plaît à nommer la remise retapée et aménagée pour lui. Berthe installe les filles dans l'ancienne chambre d'enfant de Violette. Elle leur montre le vase de nuit sous la petite table de toilette, les autorise à lire un peu ou jouer avant de revenir éteindre la lumière, une fois sa vaisselle faite. Berthe partie, les gamines dépouillent le lapin, autrement dit se déshabillent pour enfiler leur pyjama d'été. Un soupçon de toilette, un pipi et elles se glissent dans les draps pour terminer la lecture des aventures de Rococo.

Dans la cuisine, Berthe s'affaire à sa tâche ménagère. François lit le journal d'un œil distrait. Auprès de sa femme, il s'enquiert des nouvelles de sa sœur données par Alexandre. Berthe lâche un « je crois bien qu'elle a encore un polichinelle dans le tiroir... ». Jeanne et Marie entendent les mots de leur tante qui a oublié de fermer la porte de la chambre. Elles ne saisissent pas le sens de la phrase, s'interrogent. Elles se demandent bien dans quel tiroir leur mère cache un polichinelle et pourquoi encore ? François, lui, sourit intérieurement à l'idée d'être à nouveau oncle. Il dévie la conversation comme pour adoucir la peine dissimulée de sa femme. Elle n'a jamais pu enfanter.

François accompagne Berthe pour embrasser les filles et leur souhaiter bonne nuit. Il leur promet de les emmener demain faire un tour dans la bétaillère à travers champs. Excitées, les gamines tardent à trouver le sommeil.

Aux premières lueurs du jour, le cocorico résonne. Dans la basse-cour, chacun secoue ses ailes, lisse ses plumes, étire ses pattes. Dans la maison, François se réveille le premier, bâille et se lève pour allumer la cuisinière. Au chant de la bouilloire, Berthe ouvre les yeux, rejoint son mari et prépare le petit-déjeuner. Après son café, elle mettra des tranches de pain au four, sûre que les filles adoreront les tartines grillées. La journée s'annonce radieuse, entre soleil et rires des gamines.

Pendant une semaine, Jeanne et Marie découvrent petit à petit le monde de la ferme. Elles s'initient à quelques travaux. En vaillantes fermières en herbe, elles lancent des graines aux volailles, donnent des fanes de carottes aux lapins, ramassent les œufs des poules, sans oublier de jouer avec les chats et le chien. Ainsi passent les jours à la campagne.

Le séjour des gamines s'achève. Berthe boucle les valises puis se met aux fourneaux. Les yeux humides, elle enfourne le poulet. Elle sait bien que ce ne sont pas les oignons qui la font pleurer, depuis le temps qu'elle en épluche, mais plutôt le départ des enfants. Alexandre et Violette viennent les chercher aujourd'hui.

Dans la cour, Jeanne et Marie s'amusent, l'œil rivé sur le chemin. Elles entendent au loin le vrombissement d'une voiture. Elles sautillent de joie et frappent dans leurs mains. Le récital de toute la volaille les accompagne et s'amplifie. Alertée par le tohu-bohu, Berthe rejoint les filles pour accueillir leurs parents.

Après de joyeuses retrouvailles, toute la famille se rassemble autour de la table. Le repas animé s'éternise. François et Émile s'octroient une plus large pause qu'à l'accoutumée. Ils profitent de ce moment passé ensemble. Les hommes discutent travail, les femmes de cuisine et chiffons. Le regard des gamines navigue de l'un à l'autre, se pose avec insistance sur leur mère. Jeanne chuchote dans l'oreille de Marie. Violette remarque leur petit manège et s'inquiète de ces messes basses.

— Que complotez-vous les filles ? demande-t-elle.

— Et toi, dans quel tiroir tu caches ton polichinelle ? lance Marie.

La question inattendue de la fillette surprend les adultes. Violette reste interdite ; Berthe, gênée. Elle réalise sa gaffe du premier soir. Ses joues s'empourprent. François et Émile esquivent un sourire. Alexandre cherche ses mots pour rompre le silence, mais surtout comment aborder le sujet.

— Votre mère a une petite graine dans son ventre, avance timidement Alexandre.

— Quoi ? coupe Jeanne.

Avant que son cher mari ne s'enlise encore plus, Violette se lève de table et pousse devant elle son petit ventre arrondi. Les filles écarquillent les yeux et pensent que leur mère a dû beaucoup manger.

— J'attends un bébé. Vous aurez bientôt un petit frère ou une petite sœur. C'est cela que veut dire « avoir un polichinelle dans le tiroir », dit Violette.

— Dans ton ventre ? demande Marie.

— Oui. Je vous expliquerai plus tard... Vous êtes contentes ?

Les yeux rieurs, les filles opinent de la tête. Tout le monde semble soulagé du quiproquo enfin dissipé. La conversation reprend sa course. L'on trinque une dernière fois avant le départ. L'on se promet de se donner des nouvelles, de se revoir le plus vite possible, cette fois chez Alexandre et Violette. L'heure des embrassades venue, Berthe masque difficilement son chagrin. Les gamines s'accrochent à son cou et l'inondent de bisous. François leur demande si elles souhaiteraient revenir à la campagne. Elles répondent en chœur un « oui » enthousiaste. Les « au revoir » se prolongent. Les mains s'agitent lorsque la voiture démarre.

Sur le chemin du retour, les colchiques dans les prés annoncent la fin de cet été 65. Dans la Dauphine rutilante, tous les quatre, quatre et demi ou plus, chantent à tue-tête : « que la vie est belle, belle, que de joies nouvelles, nouvelles, chaque jour c'est le printemps »...


 


 


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