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Finskan
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Il y a 1 an | 285 vues

LE POIDS DE LA NEIGE _ Christian Guay-Poliquin _ 2016

 Le roman s'ouvre sur un homme qui regarde par la fenêtre le paysage enneigé autour de la maison dans laquelle il se trouve. Il la partage avec un autre homme, Matthias, qui le soigne.

Ils se trouvent dans un village isolé, complètement coupé du reste du monde et dont les habitants se sont plutôt bien organisés pour survivre, récupérant des provisions et articles de 1ère nécessité dans les maisons abandonnées et mettant les ressources vitales en commun.

On découvrira que ce pays a subi une panne totale d'électricité, et par conséquent, l'arrêt de toutes les productions.

L'homme le plus jeune est rescapé d'un terrible accident de voiture dans lequel ses 2 jambes ont été brisées et il n'a survécu que grâce aux bons soins de la vétérinaire du village et parce que, ayant grandi ici, il n'y avait pas de raison de se méfier de lui. En effet, de nombreux humains affamés se sont transformés en pillards et, même si la rareté de l'essence rend les longs déplacements peu fréquents, il faut être vigilant avec les nouveaux arrivants. Matthias lui est un vieil homme de la ville; quand il est arrivé, sa voiture avait des problèmes et il cherchait un mécanicien; et puis il y a eu la "Panne" et il n'a pas pu repartir; il s'est donc installé dans une maison vide pour l'hiver. Mais il doit absolument repartir retrouver sa femme qui était hospitalisée là-bas. Le maire lui a proposé de s'occuper des soins au jeune homme en échange d'une place dans l'expédition qu'il compte faire en ville (pour avoir des nouvelles et trouver des médicaments et des vivres) au printemps prochain avec les dernières réserves d'essence du village.

 

Voilà pour la trame (il y a une histoire mais je ne vais pas vous la révéler). Le reste est affaire de relations humaines, de constructions intimes, de résilience, de rencontre avec soi-même et de poésie.

 

Eh bien, moi qui m’attendais à un petit roman vite oublié, j’ai été bien surpris ! Fasciné, subjugué.

C’est un « presque huis-clos », une grande partie du récit se passant dans la véranda, unique pièce occupée et chauffée. Le jeune homme, dont on ne connaîtra jamais le nom, est longtemps totalement immobilisé et seul Matthias peut s’activer pour leur survie. Néanmoins, on a pas du tout la sensation d’un quelconque étouffement : le texte offre une ouverture permanente sur l’environnement.

Il y a tant de niveaux de lecture que c’en est étourdissant et cela rajoute à l’intérêt de ce livre.

Dès le départ, tout est questionnement : où sont-ils, qui sont-ils, dans quelle zone géographique, et pourquoi les 2 hommes, qui ne semblent pas particulièrement s’apprécier, restent-ils ensemble ? Les réponses nous sont lentement distillées.

Mais d’entrée de jeu, on devine que c’est un pays « très au nord » car tout de suite on est écrasé par la prégnance de la neige.

J’ai entendu dire que les esquimaux ont 80 mots différents pour qualifier la neige… cet auteur-là connaît mille et une façons de transmettre les sensations procurées par les paysages enneigés !

« La neige règne sans partage. Elle domine le paysage, elle écrase les montagnes. Les arbres s’inclinent, ploient vers le sol, courbent l’échine. Il n’y a que les grandes épinettes qui refusent de plier. Elles encaissent, droites et noires. Elles marquent la fin du village, le début de la forêt… Des gouttes d’eau perlent sur la corniche et rejoignent la pointe des glaçons. Quand le soleil sort, ils brillent comme des lames acérées. De temps à autre, l’un d’eux se décroche, tombe et s’enfonce dans la neige. Un coup de poignard dans l’immensité. Mais la neige est invincible. Bientôt, elle atteindra le bas de ma fenêtre. Puis le haut. Et je ne verrai plus rien. C’est l’hiver. Les journées sont brèves et glaciales. La neige montre les dents. Les grands espaces se recroquevillent. »

 

« En tout cas, il y a beaucoup de neige pour ce temps de l’année. Même en raquettes, ça devient difficile de monter jusqu’ici. Vous savez, on dirait que votre maison s’éloigne du village de jour en jour. »

 

« …je ne distingue que des arbres alourdis par la neige. Sous les branches, un nombre infini de tunnels s’enfoncent vers les montagnes, soutenus par des colonnes de sève tranquille. La forêt est voûtée, vaste et vive. »

 

L’auteur semble très bien connaître les hommes aussi, nous les rendant touchants par la grâce ou la cruauté de quelques scènes de vie.

« Je comprends mes oncles et mes tantes d’être restés dans la forêt. A cette heure, ils doivent discuter bruyamment près du poêle à bois. Dans le désordre des paroles enchevêtrées et des exclamations, ils se servent probablement un peu d’alcool fort qu’ils ont précieusement apporté, pour se tenir au chaud. Ils se racontent leur journée de chasse, ou peut-être des anecdotes des années passées. Ils blaguent surtout, s’interrompent et se relancent. C’est ainsi. C’est toujours ainsi. Et ce tumulte de récits, de plaisanteries et d’éclats de rire adoucit certainement l’hiver. »

 

Il sait à merveille utiliser la longueur des phrases pour rythmer son récit, accentuer une sensation d’angoisse ou au contraire nous plonger dans une certaine langueur.

Le chapitrage lui-même nous aide à avancer dans la saison, en complète synchronisation avec l’état physique ou psychologique du blessé : s’il est perclus de douleurs, il attribuera le même numéro à plusieurs chapitres consécutifs ; s’il perd la notion du temps, il sautera quelques numéros ; et dès lors qu’il percevra clairement la possibilité d’un retour du printemps et d’un recouvrement de sa santé, il adoptera un chiffrage décroissant !

Et à votre avis, pour quelle raison des extraits du mythe d’Icare servent-ils d’intitulé à chaque grande partie de l’histoire ?...

Je vous l’ai dit : des clés multiples, du jeu, du drame, de la poésie ; un pur bonheur que ce roman !

 

 

Allez, un dernier extrait pour la route :

« …mon pas est bon. Assuré et vigoureux. Soudain, les alentours s’assombrissent. Les oiseaux s’envolent, les écureuils se terrent dans leur cachette et d’autres bêtes filent dans les broussailles. Je presse le pas. Je ne sais pas ce qui se passe. Le vent se lève et souffle de tous les côtés. On dirait que la forêt entière vient de faire un soubresaut. J’accélère encore la cadence. Une odeur de fumée parvient à mon nez. Je ne sais pas d’où elle vient. Je repère un grand cèdre à quelques centaines de mètres. Je laisse tomber mon sac et je m’y rends en enjambant les racines qui tendent les mains vers mes chevilles. Le cèdre est gigantesque et son tronc fuit vers le ciel. Je m’agrippe à son écorce fibreuse et grimpe le plus haut possible. Ça sent la fibre carbonisée, le métal chauffé à blanc et la chair calcinée. Lorsque je parviens à voir au-dessus du faîte des conifères entassés, j’aperçois des flammes immenses. Elles avancent en se tordant de rire et dévorent la forêt avec un appétit insatiable. »

 


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