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Lebrac25
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Il y a 1 an | 167 vues

Ceci n'est pas un livre sur la peinture

Claude Lantier peint . Il peignait lorsqu'il a rencontré, un soir pluvieux, l'amour de sa vie, Christine . Il peignait lorsqu'ils se réunissaient, lui et ses camarades de lutte artistique, tous fiers marginaux, rejetant avec un orgueil et une bonne humeur héroïque les honneurs, la reconnaissance du milieu, et les canons bourgeois de la peinture bien pensante de leur temps . Entre jeunes, à plusieurs, être recalés et conspués, c'est moins douloureux . On va boire ensemble, on se réjouit de ce rôle glorieux de parias de l'art et on insulte à l'unisson les vieux cons qui persistent à encombrer la route vers le succès, vers l'immortalité .

Claude Lantier peint . Il peignait lorsqu'il a vu, un à un, ses camarades de lutte passer la cap de la réussite . Il peignait lorsque la cruelle évidence s'est insinuée puis fortifiée en lui : de la bande, il est le dernier à qui le destin refuse encore et toujours la moindre victoire critique . Il peignait encore quand les encouragements amicaux se sont mués en consolations doucereuses, gênées, puis ont disparues pour faire place aux médisances . Il peignait lorsqu'il a entendu ses anciens complices dans l'échec le lapider avec l'assurance et la sévérité que seuls les nouveaux arrivés, bouffis des faveurs officielles de leurs pairs, peuvent avoir pour le perdant . 

Claude Lantier peint . Il peignait lorsque Christine elle même, n'y croyant plus, inquiète face à ce qui devient une obsession, l'éloigne un temps de Paris ; cherchant suavement à lui ôter le goût de la peinture et à l'orienter vers des plaisirs plus romantiques et familiaux . Il peignait lorsqu'il est devenu père et que Christine à commencé à sérieusement souffrir d'être une mère et un modèle de portrait plutôt qu'une amante . Il peignait quand son fils est mort et que, dans cette dernière image du petit garçon victime d'hydrocéphalie, il pensait avoir mis suffisamment de son âme, de son cœur, pour l'envoyer au salon . La représentation de l'enfant défunt n'y récoltera qu'indifférence et rires moqueurs . 

Claude Lantier peint . Il crée . Il connaît l'euphorie du moment, l'affection débordante - parentale - pour cette œuvre en train de naître . Cette patiente infinie pour ce travail qui en demande tant mais à qui il pardonne tout . Cette confiance folle pour ce qui éclot sur sa seule volonté, sur le potentiel qui s'incarne . Sur cette toile où il est le maître absolu : du sujet même du tableau à la plus subtile nuance cachée dans un coin minuscule du cadre . Puis, il connaît également la froide redescente du lendemain, la déception en ne retrouvant rien de ce qu'il adorait la veille, l'incompréhension devant ce qui lui échappe . Le dégoût de recommencer sans cesse . Le doute qui lui fait perdre la raison, la sérénité, le sommeil . Les coups de couteau acérés de chaque moquerie et chaque refus qu'on oppose à ce qu'il a offert comme une part de lui . C'est lui  qui se matérialise sur ses toiles, c'est lui qu'on rejette, c'est lui qu'on ne veut pas voir . L'extase à chaud l'abandonne systématiquement et cède au glacial retour à la réalité, insupportable, lourde rechute d'une violence inouïe ... et, comme toute les addictions, ça finira mal . 

Claude Lantier ne peint pas . Il s'est couché auprès de Christine . Elle dort d'un sommeil triomphant, elle en est persuadée : cette nuit d'amour passionné l'aura guéri . Mieux que toutes les colères, tous les pleurs, et toutes les supplications . Le dénouement ne sera pas celui dont elle rêve . Dans la nuit, le peintre qui ne peut/veut plus peindre se pend face à cette toile inachevée qui devait être son oeuvre, qui devait tout changer . Celle toile qu'il avait commencé optimiste, attendri, sous la douce lumière de son atelier et qu'il a fini par haïr . Son unique obsession, l'ambition de sa vie, ne lui rendant que de la souffrance, il ne la terminera jamais . 

L'histoire de Claude Lantier aurait pu être celle d'un compositeur, celle d'un musicien, celle d'un réalisateur, celle d'un écrivain, celle d'un danseur, celle d'un chanteur, celle d'un acteur . 

Ceci n'est pas livre qui parle de peinture, mais de création et, surtout, de la façon dont créer peut être un acte enivrant comme une torture aride qu'on endure seul . 


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