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Légende

Il y a 1 an | 185 vues

MONET en filigrane, pour celles et ceux qui aiment...

 9 mai 1960

Dans son studio exigu Jeanne se relit:

 -Derrière la verrière coiffée de glycine l’homme porte encore les rêves de la nuit, nichés sur ses épaules. Sa barbe frémit et son regard se plisse. Au bout de sa main le pinceau reste en suspens. Agacé, il jette la brosse sur la table. Prend canne et chapeau et sort au jardin.

 Des écharpes de brume paressent encore dans les allées ourlées de pivoines aux jupons défaits. Les parfums tour à tour courtisent les couleurs.  Là des iris aux crinières frisées, ici des pavots aux cils noirs. L’homme en sabots marche, s’arrête, se penche. Redresse une hampe, hume une corolle froissée, éjecte quelques cailloux puis cueille une rose minuscule qu’il pique à son revers.

 Les roseaux frissonnent au bord de l’étang. Feuilles et eau attrapent son regard, des verts de mousse se tapissent aux lèvres de la berge. Un clapot ride la surface quand sa silhouette se  pose dans le ventre de la barque endormie. Allongé, les mains croisées sous la tête il embrasse le ciel engourdi par sa course nocturne.

 Il soupire ! Une fois de plus tout est lisse. 

Sage et  crémeux l’horizon berce des rubans de nuages qu’il effiloche à la cime des arbres.

 L’homme aimerait être ailleurs, il sait de quels feux follets mystérieux la voie lactée peut se farder. Il s’assoit alors, remet son chapeau puis dégage péniblement l’embarcation de son amarre. Les rames volent, élytres sombres  perçant en cadence les feuilles des nénuphars dont les boutons roses risquent un œil de cyclope à la surface.

La barque glisse. 

Ici il se rassasie, trouve écho à ses pensées.

Pourtant celles qu’il mature depuis tant de nuits se languissent et balbutient : -Un vert phtalocyanique peut-être…

Il marmonne dans sa barbe, son regard pétille.

 La coque fend l’eau, les rames telles des battoirs le propulsent sous le pont vouté. Pied à terre, sans plus attendre il remonte vers la maison. C’est essoufflé, mais habité d’une frénésie occulte qu’il pousse la porte.

 Il jette sa canne sur le sofa pour se saisir du pinceau. S’échine alors à de savants mélanges. De poudre et d’eau naissent des fééries. A l’infini il compose mais l’enchantement n’est pas au rendez-vous. Soudain sa colère explose, d’un coup sec il brise le pinceau dont la crête de soies atterrit sur le tapis. Il fixe le livre posé sur le guéridon près de l’ottomane. Serre les dents et murmure : -Il en parle mais moi je les capturerai !

 Lorsqu’il pénètre dans la cuisine, elle l’attend. Dépose tartines de pain beurrées et bol de café au lait sur la table. Elle reste toujours à l’ombre de ses silences, craint sa violence verbale. Elle en souffre comme lui la regrette tant sa douce présence apaise les tourments qui l’aveuglent quand les couleurs se refusent à lui donner la lumière.

-Pardonnez-moi. J’étais à l’étang.

Elle n’est pas surprise. Chaque jour il y est très tôt entre nuit et jour, souvent tard entre jour et nuit. En revient des moissons plein la tête. Des moissons dont il lui faut se délester, des poussières d’étoiles dont il aimerait poudrer le ciel de sa toile puisque le jour autour de lui à petits pas s’enfuit.

-Les nénuphars sont en boutons.

 Elle sait que cet après-midi pour déliter les affres qui le rongent ils iront planter son chevalet sous le saule. Qu’il cueillera sur sa palette des terres vertes, des terres d’ombre, un peu de rose et de garance. Que tapies au plus profond de lui-même ses angoisses feront résurgences au coucher du soleil. Elle ose : -Toujours ce livre ?

-Oui, ce livre que mon cher ami m’a prêté.

Il se lève, quitte la pièce. Retourne sur l’ottomane se perdre avec délice au « Pays des Fourrures ».

 

 

20 juin 2019

Dans la cage d’escalier Aziz pouffe.

 - Elle est  chelou, la vieille avec son pays des fourrures !

Il squatte contre le mur tagué. Le cahier chouravé ce matin dans la poubelle le fait halluciner. Il tourne la page où gamberge l’écriture de la vioque du quatrième. Elle a passé l’arme à gauche y’a trois jours. Le proprio a vidé l’appartement, les containers dégorgent sur le parking.

 La bizarrerie  des mots le kiffe, il voudrait bien savoir qui sont ces péquins qui vivent dans les fleurs. L’ottomane ne lui parle pas mais il trouve le mot joli. Et puis pêcher c’est son rêve, alors un étang, c’est le pied !

Aziz emboîte le pas à l’homme au chapeau sur la piste des fourrures :

 -L’homme dévore les pages, s’imbibe de l’atmosphère glacée. Les aurores boréales le fascinent, il y voit des prismes bleutés, des auréoles furtives d’orange et de vert, des éblouissements de jaune chaud. Il progresse dans la neige et le froid, glane émotions et partitions pour sa palette à l’abandon sous la nuitée de ses yeux.

Trois petits coups secs à la porte : - Vous dormez ? Votre chevalet est installé.

Le charme est rompu, les couleurs venues le visiter ont fondu avant qu’il ne les encense d’eau et de pigments. Il est bredouille une fois de plus.

Consultant sa montre à gousset il se lève, répond d’une voix lasse : - Filez Alice !  Je vous rejoins.

Aujourd’hui encore il croquera deux ou trois nénuphars par petites touches de bleu de cobalt, de rose permanent, de vert de vessie alors qu’un insidieux boléro lancinera ses tempes. Il veut donner à voir sans avoir vu ou si peu.

 Aziz baille.

Ça finit par le saouler ce bonhomme qui tourne autour du pot. 

Et puis le bled des fourrures y sait toujours pas où c’est!

Il sursaute quand Zora sa sœur lui tombe sur le rab : -Môsieur lit ?

Il hausse les épaules : -C’est relou d’chez relou.

La voir tchatcher des doigts sur son vieil E-Phone lui donne alors une idée : -Tu pourrais pas m’ chercher quequ’chose ?

-OK ! Mais  tu m’racontes !

Aziz jure. Du bout des lèvres il dicte : - Pays des fourrures.

Scotchée Zora le regarde. Elle  crache: -T’es vraiment ouf, toi!

Mais son frère a promis et elle veut savoir.

Quand l’écran parle Aziz s’esclaffe: - C’est le mec de ma Game, l’île mystérieuse et le voyage autour de la lune. Le Pays des fourrures, c’est lui ! Cool !

Zora lui secoue la manche :-T’as juré !

En ânonnant un peu, il s’exécute :

 -L’ombre a quitté le saule quand il arrive au bord de l’eau. Assise contre le tronc elle crochète un napperon, lève les yeux vers lui quand il s’installe. Elle a pensé à tout. La cruche d’eau, ses aquarelles, sa palette, ses brosses soyeuses et son chevalet juste à la bonne hauteur. Il l’aime pour toutes ces attentions, cette sollicitude à apaiser ses tumultes, ses ruades d’artiste en mal de perfection.

 Il fronce le nez, ajuste ses besicles pour capter au mieux la lumière qui se dérobe de plus en plus et ça le blesse.

-Encore ces poussières d’étoiles qui vous tarabustent !

Comme toujours, elle a l’art de débusquer ses pensées…ces ciels embrasés fuient son pinceau. Comme au pays des Fourrures la lune occultait le soleil, dans la pénombre l’artiste s’éteignait.

 Agacée, Zora se lève : - Ça m’gave, ton truc de bourges !

Aziz lui chipe brutalement l’E-Phone et détale comme un lapin dans la cité.

 

Il rentrera à la nuit tombée, se glissera à l’étage du lit superposé où en bas dort sa sœur.

Il aura de nouveaux amis, Jules Verne, Alice et Claude Monet.

Et il s’endormira au pays des fourrures sous une pluie d’étoiles.

 

           

 


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