Ce soir y’a match.

Mousse jaune et lugubre planait sous les réverbères. Des rôts nauséabonds fustigeaient la nuit nimbée de jour par une lune pleine. Comme des  flatulences électriques, des cloaques clignotaient sur les dalles de  marbre.

De derrière une croix stoïque je l’ai vu débouler. Mon copain !

 S’affaler fauché par les pets des âmes …

A la porte du tombeau.

Ivre mort.

Quand il s’agissait de ballon rond et de maillots bleus mon copain partait au quart de tour.  Les capsules valsaient,  les mousses se pâmaient à fleur de goulot, nous cocoricotions  debout sur le canapé et le match fini  il y avait hallali ou ola à bière que veux-tu.

Mais un jour je l’ai perdu de vue mon copain.

C’était le jour de la coupe du monde.

On m’a mis dans un trou.

Froid. Noir.

La partie était finie pour moi. Un temps mort qui allait durer.

Mon copain a posé une plaque : « à mon ami ». Le point sur le i était un ballon. Le foot toujours le foot même en épitaphe il nous liait.

En ce soir  du 31 octobre  il  était à genoux la joue scotchée à la porte de la petite chapelle qui servait de sépulture à ma famille depuis des temps immémoriaux.

Le gardien (non, pas de but mais celui du cimetière) redoutait toujours cette nuit habitée de mille soupirs dans ce lieu habituellement pétri de silence qui dans quelques heures bruisserait de noires voilures.

Les chauves-souris prendraient leurs quartiers d’hiver dans les caves de la chapelle Saint Georges.

Tous les ans c’était le même rituel. Elles surgissaient des sépultures, formaient un cortège en deuil des beaux jours pour s’accrocher aux poutres du plafond.

Mais cette année il était plus inquiet encore.

Depuis une semaine le cimetière donnait de la voix. Des cocoricos, des mouvements de liesse glissaient sur les pierres tombales. L’écho répondait à l’écho et Bernard  sillonnait les allées avec sa lampe de poche sans jamais en capter la source.

-Pourquoi tu fermes le portail à clé ?

Bernard se tourna vers sa femme debout à la porte de la loge :

-C’est halloween, je garde mes ouailles.

-Pff ! Tes ouailles comme tu dis elles savent faire le mur ! Mais les mômes qui viennent quémander des bonbons…

Le gardien haussa les épaules.

-M’étonne que tu vois du monde y’a de la flotte d’annoncer pour ce soir !

Et Bernard bloqua le portail verrouillé avec les deux grosses jardinières qui d’habitude ornaient l’allée principale. Il sortit son briquet, alluma la bougie que sa moitié avait piquée dans une grosse citrouille édentée posée sur le rebord de la fenêtre.

Pas un bruit dans le sérail de croix planté et pas une paire d’ailes de pipistrelle en l’air quand le couple regagna la loge pour dîner.

Mon copain était passé au-travers des rais de la torche et jusqu’à minuit il cuva sous l’œil scandalisé de la lune. Moi je le veillais attendri du fond de mon trou.

Soudain des ombres balayèrent la nuit. Des froufrous  crochus, des voiles de peau, j’avais un peu la chair de poule sous mon catafalque.  J’entendis des coups désordonnés à la porte de ma chapelle. Puis la Marseillaise, j’entendis chanter la Marseillaise. Certes la voix était un brin éméchée.

De nouveau des coups plus forts.  Plus assurés. Une cavalcade et des piqués d’avions, ça bourdonnait comme une foule en rut. Mon âme reprenait vie, dehors la nuit vibrait comme un cœur qui bat.

J’étais debout flottant dans mon linceul, l’oreille collée au métal glacé de ma porte.

 Il me suffirait d’une enjambée  pour le traverser, c’est là le privilège des défunts mais…Je n’ai jamais été hardi. J’étais plutôt prêt à ouvrir à mon copain, quand :

–Qu’est-ce que tu fous ? On t’attend !

Il a reculé d’un pas quand j’ai prudemment percé la porte. Mon allure de fantôme l’a fait se fendre d’un sourire, il n’était pas le seul. Devant ma chapelle une foule de pipistrelles !

Elles battaient des ailes. La Marseillaise se mit en branle.

 Un dragon noir se tenait au garde-à-vous, une citrouille sous sa patte griffue. Sa langue fourchue se mit à siffler. Pour être ici, c’était  lui qui avait dû assommer Saint Georges.

Et derrière mon copain y’avait Fernand, y’avait Firmin, y’avait Francis et Sébastien en chaussettes bleues. Des hologrammes sortis des tombes d’à côté comme pour une fête des voisins complétaient cette fine équipe.

-ça fait un moment qu’on s’entraîne tu sais ! Ce soir y’a match !

À la mi-temps  tous mes potes étaient sur les rotules. C’est vrai que nous les morts on a des avantages : jamais essoufflés, jamais plaqués.

Par contre des cartons rouges, le dragon en a distribués.

On allait plus qu’au contact avec mes colocataires jusqu’à traverser le corps de nos adversaires. Les pipistrelles étaient mortes de rire.

Et puis Fernand colosse aux pieds d’argile a pulvérisé d’un direct du pied  gauche (eh ! oui il est gaucher…) l’une des jardinières du cimetière. Une des deux  qui coinçaient le grand portail.

Toute la loge s’est allumée ! Des jurons ont dévalé l’escalier du premier.

Aussitôt Saint Georges a  trucidé son dragon revenu au bercail sur la girouette de la chapelle.

Les pipistrelles pendues aux branches des cyprès se sont drapées la tête dans le sac de leurs voiles.

Derrière la porte de mon tombeau y’avait Fernand, y’avait Firmin, y’avait Francis et Sébastien en nage et trempés comme des soupes.

Quand Bernard a déboulé sous la pluie au bout de sa lampe dans l’allée principale, une citrouille défoncée a atterri dans ses jambes.

-But ! a murmuré mon copain.

On a tous pouffé.

Le gardien s’est littéralement statufié. Puis, à pas de loup il s’est dirigé vers mon domicile.

Derrière moi  Fernand (toujours lui…) se pinçait le nez (oui ça sent le renfermé chez moi).

N’en pouvant plus il éternua !

Bernard était un gardien de cimetière émérite, il n’avait peur de rien. Il frappa :

-y’a quelqu’un là-dedans ?

Tous mes potes m’ont poussé en avant et j’ai traversé la porte dans mon suaire tout blanc.

Pour le fun j’ai même poussé un cri de fantôme.

HHHOOOOUUUUUUUUUUUUU !

Au journal télévisé on a parlé d’un homme à l’esprit dérangé qui écoutait aux portes. Il se plaignait d’avoir été agressé par un mort-vivant. Il aurait aussi entendu la Marseillaise dans le cimetière dont il était gardien. Depuis il est interdit de stade.