Retour
visuel principal de la chronique
AMB37
Légende

Il y a 10 mois | 110 vues

CHARRUE TORDUE (Itamar Vieira Junior)

Un livre au titre étonnant, en trois chapitres que l’on écoute nous conter l’histoire de Bibiana et Belonisia, nées et élevées dans une ferme, Água Negra, située dans la région rurale de Bahia, Chapada Diamantina. On est dans les années 30.

Les premières pages d'ouverture, marquées par une tragédie, donnent le ton , celui d’un univers de précarité. Les deux sœurs sont alors soudées par un drame dans la Communauté quilombola. S’y mêlent aussi les voix des enchanté.e.s du Jaré, un rituel dans lequel ces descendants d’esclaves noirs convertis de force au catholicisme ont assimilé chacun des dieux de leurs croyances traditionnelles à un saint chrétien correspondant. Le père de Bibiana et Belisiana , Zeca Chapéu Grande fait partie de ces êtres connectés, guérisseurs de l’âme et du corps, tout comme Maria Miúda  qui possédée, prend le nom de Sainte Rita Pescadeira.

 Zeca ne pourra rien contre la lame d’un couteau au manche d’Ivoire qui mutilera Belisiana et Rita errera dans des lignes magnifiques du troisième chapitre. La métaphore religieuse est explorée avec autant de poésie que de philosophie . Du point de vue de la femme enchantée, ne plus avoir de cheval la prive de contact avec le monde, lui ôtant sa raison d'être : [ Mon cheval est mort et je n'ai plus de monture pour marcher comme je le devrais [...] . Depuis, j’ai commencé à errer sans but, errant ici, errant là, à la recherche d’un corps qui pourrait m’accueillir. Mon cheval était une femme appelée Miúda, mais lorsque j'ai pris possession de sa viande, son nom était Santa Rita Pescadeira]

Marquant à jamais le destin de Donana (la grand-mère),le couteau est un fil rouge dans ce roman qui évoque avec force un monde archaïque qui maintient la communauté afro-brésilienne du siècle dernier dans la misère sous la férule de propriétaires terriens dans les fazendas. Les différents protagonistes illustrent des positionnements générationnels gravitant autour de  l’attachement à la Terre qu’ils travaillent sans la posséder. Ce qui frappe c’est qu’à aucun moment la famille ne se fracture :

*Zeca  a conscience d’une dette envers ceux qui lui ont apporté du travail , il reste le travailleur infatigable qu'il a promis d'être,  donne sa part de ce qu’il produit même dans les périodes de grande disette et admet  qu'il ne peut pas construire une maison en maçonnerie parce que ce terrain ne lui appartient pas. Il respecte et fait respecter la tradition de cette ruralité féodale.

* Severo et Bibiana  ont les motivations d’une jeune génération :  se sortir de la précarité de la vie et obtenir de l'argent pour posséder leur propre terrain ; aller à l'école  et devenir enseignante , s’ouvrir aux possibilités offertes par la ville .

* Belonísia, contrairement à sa sœur, va approfondir la réalité locale dont elle a besoin pour apprendre à lire et devenir femme avec la même ferveur que d'autres accordent aux livres. Le deuxième chapitre lui donne la parole.

La petite maison d'Água Negra, faite d'argile est l'espace autour duquel tout le monde tourne, duquel personne ne s'échappe, surtout parce que personne ne veut partir. C’est une toile de fond ancrée qui lâche ses secrets et ses réalités en toute fin.

Un roman engagé passionnant, dépaysant qui apprend et vous subjugue. Il y a de la poésie, une fine analyse de cette préoccupation d’une ascendance liée à la terre du labeur  pour des êtres qu’on a arrachés à la leur, natale. C’est un équilibre talentueux sous la plume d’Itamar Vieira Junior qui  est issu de la communauté quilombola. également appelée palenque. Elle désigne au Brésil une communauté organisée d'esclaves marrons ou de réfugiés Afro-Brésiliens descendants d'esclaves devenus paysans sans terre, travaillant dans des fazendas, détenus par des propriétaires terriens, généralement blancs. L'auteur s'est donc inspiré de l'histoire de ses ancêtres .

La force du roman « Charrue tordue » vient de ce qu’il rapproche le lecteur d’un univers à priori inconnu par la puissance évocatrice du style qui campe le contexte et la profondeur des émotions exprimées par les personnages auxquels on s’attache tout de suite. Le militantisme se partage d'emblée.

Je recommande vivement !

( Un bémol, peut-être : une petite carte et un glossaire pour certains mots que j’ai éclaircis grâce au Net)


Alertes