Retour
visuel principal de la chronique
AMB37
Légende

Il y a 10 mois | 131 vues

Oui M’sieur l’juge, j’l’ai tué !

Les mots avoués accompagnent le bruit sourd et lancinant des sabots. Les bagnards sont en route dans leurs vareuses de grosse laine alourdie par la pluie.  C’est un long ruban de peine qui fend le quai sous l’orage et emporte les tourments en vrille dans la tête de Jean.

Le clignotant hoquette dans l’habitacle de la voiture. Elle tourne sur la droite et déjà le pont se profile, un arc de béton audacieux s’échouant en douceur sur l’île qu’elle redécouvre sous un tout autre jour.  Pas de radio, le ciel gris par les vitres, Martine s’arrête au Belvédère pour s’acquitter du péage. Une demi-heure plus tard le panneau de Saint Martin de Ré affleure les phares, il est dix-huit heures juste avant que sonne le couvre-feu.

-Oui M’sieur l’ juge, j’y ai tordu le cou !

Jean serre les poings dans les poches du sarreau empesé de crasse et de rancœur. Ses mains calleuses de jardinier qu’on juge criminelles n’ont étranglé que par nécessité. Il sent encore la tête ballante, le corps chaud entre ses doigts, ses ongles dans la peau tendre, les soubresauts et puis plus rien. Le juge a tranché, sa place est dans le cortège des forçats qui attire sur son chemin  les chiens et la curiosité des honnêtes gens.

En catimini le long de la ruelle, la nuit de novembre endeuille les toits de tuiles perchés bas sur des murs blanchis à la chaux. Martine allume la cheminée déjà fourrée d’un fagot en prévision de sa venue. Suzanne la voisine  a aussi posé des œufs frais, du pain, du thé, du lait et des confitures sur la table de la cuisine. Que ferait-elle sans sa présence ? Cette femme toute usée par le travail et les années porte le sourire des Justes, elle a épaulé sa famille pour plus d’un pot de beurre maintenant elle le sait.

Les flammes ronflent. Une ronde de feu follets animent les murs, sautent de la Vierge sous globe au bouquet de vipérines et de panicauts séchant sur le guéridon. Un rostre de poisson décoré  squatte le rebord de la fenêtre où la lune pleine jette un œil curieux. Son reflet hilare agace deux visages sur une photo sépia qui campe un mariage d’un autre temps sur le buffet. Celui de Berthe et de Jules. C’est grâce à ce cliché touchant que Martine a fait la connaissance de Jean. Grâce à cette date griffonnée au dos du cadre : 1932.

Pierrot son père avait déjà neuf ans quand Jules avait épousé Berthe.  Seule la chaude amitié de la famille de Suzanne évoque encore leur installation sur l’île, comment de bonnes âmes  avaient trouvé pour Berthe une place d’écaillère sur les parcs de La Flotte et comment elle avait pris racine avec son ventre rond sur cette terre de vents et de marées jusqu’à l’épouser de tout son cœur, en faire son port d’attache. Contre toutes attentes son minois plutôt ordinaire avait tapé dans l’œil de  Jules un marin pêcheur d’Ars-en-Ré. Il avait marié Berthe, élevé Pierrot comme son fils.

 Les réponses de Suzanne aux questions de Martine ont récemment bousculé des dates et dépoussiéré des secrets suite aux décès de ses parents. La jeune femme que la vie Parisienne accapare s’immerge tendrement dans ses souvenirs d’enfance, l’univers intime des objets posant une histoire dans l’intérieur douillet de la maison de pêcheur aux murs blancs. Maintenant elle regarde autrement le rostre de poisson mis en décoration car il porte sous sa carcasse une signature : Jean, le premier amour de Berthe.

-Oui M’sieur l’juge, j’y ai réglé son compte.

La citadelle de Saint Martin est en vue, Jean le relégué y larguera bientôt les amarres pour la Guyane. Fontevrault et les baisers de Berthe sont loin derrière lui. Sa nuit à la maison d’Arrêt de La Rochelle puis sa traversée sur un bateau de la Compagnie Rhétaise au milieu des barriques destinées à approvisionner l’île lui ouvrent un horizon contraint entre deux rangées de tirailleurs sénégalais sur le quai Clémenceau. Les sabots claquent, la mer mugit, l’Allée des Soupirs escorte les peines des forçats. Les siennes, Jean les porte sans honte car la misère en a aiguillonné les faits : une amende qu’il n’a pas payée pour des plants volés chez la baronne et deux poulets avec un chandelier chapardés chez le curé, la prison pour du gibier braconné sur les chasses du député et puis ce dernier délit qui lui vaut d’être ici à marcher sous la pluie. La récidive entraîne la condamnation au bagne. On a doté Jean d’un matricule porté sur le bras gauche d’une vareuse de laine, il a reçu deux chemises, deux paires de sabots-galoches et une couverture. S’il n’en a jamais possédé autant, il n’en aura pas davantage jusqu’à son départ pour Cayenne.

Martine s’est levée de bonne heure, il fait encore nuit. Un mauvais vent de Toussaint siffle entre les volets bleus, essaime quelques roses trémières encore en gousses le long de la ruelle. La mer est grosse, on entend de là sa colère sous les rafales.  Sur les remparts elle écume par paquets, laisse des coulées de larmes sur les graffitis en creux dans la pierre, des noms, des dates, des initiales, derniers signes d’un embarquement trop souvent sans retour. Martine sait qu’elle n’y trouvera pas JEAN gravé ici. Elle se rend au cimetière. Elle cache sous son ciré une tresse d’immortelles qu’elle a patiemment nattée d’un ruban bleu comme les yeux de son père.

-Ben ! M’sieur l’Juge j’avais faim ! Et puis y’avait Berthe.

Jean a l’estomac dans les talons et dans le cœur ces aveux qu’il ressasse indéfiniment. Les deux promenades  effectuées dans la cour au pas cadencé lui arrachent des crampes dans le ventre. Mais les embruns qui fuitent au-dessus des remparts et que Vauban n’a pu embastiller  lui soufflent une liberté rêvée sous le vol blanc des goélands. Alors il respire à pleins poumons, oublie les ampoules que la fabrication des émouchettes pour chevaux de l’armée  ont fait éclore. Elles suintent dans la paume de ses mains de Pied de biche *. Sa toux caverneuse effiloche des crachats de morve sur sa barbe roussie par le tabac. En tant que relégué il a le droit de fumer, de parler aussi, chose qu’il ne fait qu’avec Berthe lors de ses visites car elle est venue le retrouver sur l’île.

Ses nuits sont agitées. Depuis qu’il est emprisonné ici, il se réveille en sueur toujours au même moment. Celui de l’empoignade par les gendarmes alors qu’il étranglait sa « victime » comme avait dit le juge. Son dernier délit, ce gros pigeon ramier qui becquetait les trois grains de maïs qu’il avait jeté en appât au pied du platane de l’Avenue,  à qui il avait tordu le cou parce qu’ils crevaient de faim avec Berthe que la baronne avait renvoyée depuis son vol de plants. Berthe qui était grosse, Berthe qui portait Pierrot.

Il se souvient du dimanche où elle le lui amena au parloir dans son châle de laine avec son sourire et ses yeux bleus comme l’océan. Qu’est-ce qu’il est fier qu’il porte son nom ! C’est pour lui une revanche sur l’injustice qui le fera partir au bagne dans quelques jours, il le pressent. S’ils ne requinquent pas sa tuberculose avancée, le quart de vin et la nourriture améliorée qu’on leur sert depuis une semaine génèrent de l’agitation chez les forçats. Le travail diminué de moitié n’empêche pas Jean d’être épuisé. Le directeur du dépôt est venu constater son état. Toutefois il reçoit le soir même son vaccin contre la fièvre typhoïde sous l’œil septique du médecin civil. Au matin il tient à peine sur ses jambes.

 La tête lui tourne sous son chapeau  à la Boër *, son paquetage lui scie l’épaule. À peine entend-il la bénédiction de l’aumônier que le tambour invite le convoi à se mettre en branle vers le port. C’est la foule massée sur le quai qui le porte fiévreux et chancelant car Berthe et son petit Pierrot sont au premier rang juste pour l’embarquement. Leurs regards bleu-océan habitent déjà son exil en Guyane, la Martinière attend au large de Saint Martin. Jean ne résiste pas aux poussées du personnel chargé de les regrouper dans les chaloupes, il s’y affale inconscient.

Martine pousse la grille du cimetière. Juste à droite une potée de chrysanthèmes blancs frissonne sous le vent, son père les aimait tant ! Elle se recueille face à la stèle. Le caveau familial de Jules abrite aussi Pierrot avec son nom GUIBERT en lettres dorées sur le granit et elle en est fière. Il porte l’histoire de Jean et de Berthe, leur vie de misère, leur amour défiant l’injustice, un combat que Martine a fait sien.

La pluie perce les nuages quand elle revient par la mer, longe la citadelle. Juste à ses pieds la petite anse en forme de pince accuse les coups de boutoir des vagues, des rouleaux indigo comme les yeux bleus de son père quand il était en colère. Des perles d’eau au goût salé nappent ses joues quand bizarrement le vent se couche tout doux au ras des flots. Martine jette alors sa tresse d’immortelles après l’avoir embrassée.

Maintenant elle sait que Jean n’a pas fait le voyage. A peine embarqué sur la Martinière il s’est éteint dans une effroyable quinte de toux accroché au bastingage des regards bleu-océan de Berthe et de Pierrot. Après avoir appareillé, on l’a jeté en mer dans un gros sac de jute lesté d’une gueuse de fonte.

Le lendemain Suzanne et Martine se serrent très fort dans les bras l’une de l’autre. C’est l’heure de rentrer sur Paris avant les bouchons et l’heure du couvre-feu. Sur la route Martine se reconnecte à l’actualité de son présent. Les infos du week-end la projettent dans ce qui l’attend quand elle recevra lundi dans son bureau de juge, un adolescent.

 À qui elle dira : - Mais une jeune fille est morte ? Vous en avez conscience ?

Et qui lui répondra : - j’avais le seum !

 

 

* Pied de biche: Les bagnards se qualifiaient entre eux de « durs », « ceux d'en bas », ou de « pieds-de-biche », « ceux d'en haut » qui étaent récidivistes. Sand doute en référence à l’emplacement de chaque groupe dans les cales (en haut ou en bas) du navire prison (le Loire puis la Martinière) effectuant la traversée de l'Atlantique.

* à la Boër: Les transportés portaient un simple  bonnet, les relégués un chapeau à la Boër, une sorte de calot arrondi qui emboitait le crâne. Un repère pour les différencier.

 

 


Alertes