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xiane
Champion

Il y a 5 mois | 83 vues

Le Père Noël

La période de l’année qu’il aime le plus, celle de Noël, approche enfin. Il aime tout particulièrement cette sensation au moment des fêtes, l’air de la ville donne l’impression de pétiller comme du champagne. Il aime aussi voir les passants, les bras chargés de paquets, courir pour prendre qui le bus, qui un taxi, qui le métro. Et lui se tient là, immobile, à un angle de rue, devant un grand magasin, revêtu d’une houppelande dont la capuche est soigneusement rabattue sur ses yeux, le regard filtrant par en dessous, l’autre moitié du visage cachée par sa large barbe blanche.

Déguisé en Père Noël, tous les enfants viennent le voir, et aucun n’a peur de lui, car le reste de l’année, quoi qu’il pourrait faire, tous le fuiraient : il est bien trop vieux et bien trop laid.

Il est tellement laid, et la plupart des enfants sont si beaux, les cheveux fins, lisses ou bouclés, le visage rose avec des yeux immenses et lumineux, le corps souple et confiant lorsqu’ils s’abandonnent dans ses bras pour un baiser… c’est si bon de se sentir aimé, même si ce n’est pas lui que l’on aime, mais l’image qu’il donne le temps de son déguisement.

Suspendue au bout de ses doigts, une petite clochette. Il l’agite par moment, pour attirer l’attention d’un enfant qu’il a repéré de loin et qu’il trouve plus particulièrement beau et appétissant. La clochette tintinnabule et aussitôt, le tout petit entraîne sa mère ou son père dans sa direction. Il peut alors s’accroupir pour le prendre dans ses bras. Quand il le relâche il semble plus grand et plus fort alors que le petit semble un peu plus pâle et légèrement étourdi … mais ce doit être l’émotion.

Son déguisement est très réussi. Sa houppelande est d’un drap de bonne qualité, d’un rouge superbe, dont les plis tombent parfaitement au-dessus de ses bottes fourrées. Sa large ceinture met en valeur son ventre confortable et sa barbe est d’une qualité irréprochable. Rien à voir avec les autres Père Noël qui, pour tout le monde, y compris les enfants, ne sont que de vagues copies de l’original.

Dans son dos, sa hotte est remplie de bonbons aux emballages multicolores. A son épaule gauche, une large sacoche lui sert à ranger les lettres que les enfants lui remettent. Il fait un peu froid, mais plus la journée avance, plus il se sent en forme, plus les journées passent, plus il se sent vigoureux : tenir les enfants dans les bras lui fait du bien.

Cela fait déjà une bonne dizaine de jours qu’il vient, tous les matins, se poster à cet angle de rue, devant le grand magasin. A chaque fois qu’un malheureux déguisé en Père Noël a voulu se placer trop près de lui, il a remonté un peu sa capuche et l’a fixé droit dans les yeux ; ce que l’autre a découvert dans son regard l’a fait déguerpir sans demander son reste.

Les enfants continuent à s’approcher de lui à chaque fois qu’il agite sa clochette, petites choses tendres emmitouflées, dont les joues rosies par le froid deviennent plus transparentes lorsque, toujours plus grand et plus fort, il les redépose par terre et qu’ils courent, un peu étourdis et mal assurés sur leurs jambes, rejoindre leurs parents attendris.

Certains enfants le connaissent parfaitement maintenant, et, bien que l’on voit qu’ils meurent d’envie de se jeter dans les bras du Père Noël, ils hésitent à s’approcher de lui ; pour les décider, il doit agiter davantage sa clochette et là, plus rien ne peut les retenir, il faut qu’ils viennent, qu’ils sautent dans ses bras ; il les soulève alors de terre, les tient longuement serrés contre lui et les joues des enfants palissent d’être embrassées si fort et si longtemps.

Lorsqu’enfin ils s’éloignent, il se redresse, toujours plus grand, toujours plus fort, et les pommettes vermeilles. Il rajuste son ceinturon sur son ventre rebondi, comme si, depuis le matin, sa ceinture le serrait un peu et le gênait davantage.

Les jours continuent à passer, les enfants aussi. Il connaît maintenant tous les enfants du quartier et doit agiter de plus en plus fort sa clochette pour les forcer à venir.

Le froid rosit toujours leurs joues mais ils paraissent plus frêles et leurs yeux sont cernés de mauve. Les parents doivent insister pour qu’ils aillent embrasser le Père Noël. Celui-ci les lève de plus en plus haut vers le ciel et les tient de plus en plus longuement embrassés contre sa large poitrine. Quand il les redépose sur le sol, les petits semblent désorientés avant de pouvoir repérer leurs parents et courir vers eux.

Demain, c’est Noël, et les parents ne comprennent pas pourquoi ce Père Noël ne semble plus attirer autant qu’avant leurs enfants. Il est pourtant si grand, si fort et tellement authentique. Son ventre ne ressemble pas à un oreiller qu’on aurait mis là pour faire semblant, mais a l’air bien réel au contraire. D’ailleurs, ils ne s’étaient pas rendu compte au début de décembre que le ventre de ce Père Noël était si gros ; il a peut-être pris du poids ? Et sa houppelande est si belle avec la fourrure qui la borde. Il a vraiment fière allure, ils n’en avaient jamais vu d’aussi réussi, sauf peut-être une fois, il y a longtemps, lorsque eux-mêmes étaient tout petits … mais quand ils essayent de préciser leurs souvenirs, ceux-ci les fuient.

C’est aujourd’hui le lendemain de Noël. Comme tous les ans, il est triste car la fête est finie. Il se lève et va dans la salle de bains se raser. C’est parce que sa barbe est une vraie barbe que son déguisement est si réussi, mais une fois l’an, il se regarde en face, tel qu’il est réellement. De toute façon, sa barbe aura le temps de repousser en onze mois. Il fixe son reflet dans la glace et redécouvre son visage : ses rides se sont estompées et ses joues se sont arrondies, mais le menton est toujours absent et les lèvres sont toujours aussi fines et ses dents aussi longues. Puis il retourne dans la chambre et se penche difficilement pour récupérer son déguisement sur le fauteuil et le ranger soigneusement dans son armoire. Son ventre trop rebondi le gène. Il s’est exceptionnellement bien nourri cette année et se sent en forme, plein de l’énergie de tous ces petits enfants. Il va pouvoir sans problème attendre Noël prochain, mais, comme tous les ans, il changera de quartier ; il n’y reviendra que dans une vingtaine d’années, quand les enfants seront devenus grands et parents à leur tour : ils auront eu le temps de l’oublier …

Il s’assit lourdement dans son fauteuil et ferma les yeux pour savourer encore tous ces instants où il avait tenu les enfants serrés dans ses bras : « quels délicieux moments ! » se dit-il en se passant la langue sur les lèvres.