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xiane
Champion

Il y a 5 mois | 121 vues

En attendant que les beaux jours reviennent

L’hiver n’est pas encore là et j’ai déjà froid jusque dans les os. Plus j’avance en âge et moins j’arrive à supporter cette sensation.

Je m’appelle Martin et je vis dans la rue.

Dans ma vie d’avant, j’étais marié, j’avais une épouse agréable, un travail prenant et un bel appartement. Notre bonheur était si parfait que tout le monde aurait pu nous l’envier. Malheureusement, un jour, je ne sais pourquoi, tout est parti en vrille. J’ai perdu mon emploi et je n’ai jamais réussi à en retrouver. Trois ans plus tard je ne faisais plus l’effort de chercher. Ma femme a fini par ne plus supporter de me voir le soir en rentrant du travail dans la position identique à celle où je me trouvais le matin quand elle était partie. Je passais ma journée affalé devant la télé et je ne bougeais que pour aller au frigo me chercher une bière ou pour aller aux toilettes. Je ne ramassais même pas mes canettes pour les jeter. J’avais peut-être des excuses mais ma femme en avait davantage. Nous n’avions pas d’enfant. La séparation et le divorce n’ont été qu’une simple formalité.

A cette époque, j’avais beaucoup d’amis et après mon divorce, ceux-ci m’ont hébergé à tour de rôle. Au bout de quelques mois, quand je me réveillais le matin, je ne savais plus où je me trouvais ni chez qui. J’étais de plus en plus déconnecté de la réalité. Au fur et à mesure que le temps passait, mes amis ont eux aussi fini par se lasser et je me suis retrouvé à la rue. Plus de famille depuis longtemps et plus d’amis ! Si j’avais réussi à me secouer à ce moment-là c’était malgré tout trop tard. Je ne pouvais plus m’en sortir.

J’ai actuellement soixante-seize ans. Ma vie est fichue et je ne manque à personne et surtout pas à mon ex-femme qui ne doit certainement plus se rappeler de mon existence. Elle était belle ma femme. Elle n’a pas dû avoir de mal à se remarier et peut être qu’elle a eu deux ou trois gosses avec son nouveau mari ! Je n’en sais rien puisqu’elle et moi n’avons pas gardé de contact après le divorce. Nous n’avions aucune raison de le faire puisque nous n’avions pas eu d’enfant. Je me dis que si on avait eu un p’tit, ma vie aurait sans doute été différente ! Quand il m’arrive de me sentir vraiment trop seul, je vais au cinéma partager le plaisir de voir un film avec d’autres personnes, ne serait-ce que des inconnus. J’arrive toujours à me faufiler par la sortie. Le problème est que je ne choisis jamais les films et que j’en vois rarement le début. Quelques fois, des gens me dénoncent et je me fais sortir à coups de pied dans les fesses. C’est un peu dur à mon âge.

Bien que vivant dehors depuis longtemps maintenant, j’ai toujours bon pied bon œil, même si j’ai quelques problèmes avec mes dents.

De temps en temps je fais des petits boulots comme aider un maraîcher à installer sa marchandise sur son emplacement au marché. Il me donne alors des fruits et des légumes ou quelques pièces pour me remercier. Les légumes je les revends à des mamies pour pas cher et les fruits je les mange. J’adore les fruits. J’aime aussi les légumes, toutefois, quand on est un sans-abri, ça n’est pas évident à gérer. Avec la monnaie récupérée, je peux m’acheter un bout de pain, du fromage, du saucisson, une bouteille de vin quand je peux la partager avec les rares potes que j’ai pu me faire et qui sont dans une situation semblable à la mienne. Sinon j’essaye d’éviter de boire seul.

Il m’arrive aussi de faire la manche, assis sur un banc devant un Monoprix ou une supérette, mais les gens donnent peu. Dès que j’ai récupéré assez de sous, je vais les dépenser dans le magasin en m’achetant une baguette et j’en profite pour piquer une ou deux boîtes de sardines. Ça me fait un repas.

J’ai l’impression que le temps passait moins vite quand j’étais jeune. A présent, à peine les premiers bourgeons commencent à sortir de leur gangue qu’il faut déjà penser à l’hiver tout proche et à me trouver un abri au sec et au chaud.

A la mauvaise saison en général, je préfère rester dans le métro, il y fait moins froid. En plus le métro est une vraie mine, car les gens y perdent beaucoup de choses, des bouquins, des vêtements, et aussi des pièces de monnaie. Quelques fois un billet. Bizarrement et si je décidais de m’installer dans un couloir en plein milieu du passage, ce que je ne fais jamais, personne ne me verrait. J’ai l’impression d’être invisible. Ou de vivre dans une autre dimension ce qui est un peu le cas…

Mais le prochain hiver promet de s’annoncer rude et j’ai un plan. Ça n’est pas la première fois que j’y aie recours et à chaque fois, je peaufine davantage mon scénario et surtout, je change de secteur ! Il ne faudrait pas que je tombe plusieurs fois sur le même gugusse. Il faut donc que je repère les lieux, les endroits stratégiques, les horaires, ainsi que les habitudes de chacun tout en ne me faisant pas trop remarquer.

Je suis allé au supermarché la semaine dernière et j’ai trouvé ce dont j’avais besoin. Une réplique exacte d’un révolver. J’ai trouvé ça au rayon des jouets. Et je l’ai acheté ! Trop peur de me faire chopper si je le piquais, ça serait un comble. Quand je pense qu’il y a des parents assez fous pour offrir ce genre de truc à leurs gamins pour Noël ! Et après ça on s’étonne de l’escalade de la violence.

L’hiver dernier n’a pas été très rigoureux alors je n’ai pas eu besoin de mon système, et l’année d’avant, j’étais du côté de Montpellier. Cette fois-ci je vais rester sur Paris.

J’ai réussi à passer la nuit dernière sur le quai du métro à Saint-Lazare et j’ai pu dormir sur une de leurs banquettes, bien plus confortables malgré la dureté du ciment carrelé que leurs sièges-coques ou leurs sièges corolles qui ne sont faits que pour être assis. Avez-vous déjà essayé de dormir toute une nuit sur un mauvais siège ? Le matin on se réveille cassé. Cette nuit j’ai donc très bien dormi et je me suis réveillé avec une idée ! Et si je proposais à deux de mes potes de galère de se joindre à moi ?

- T’es dingue ou quoi ? Tu sais comment ça s’appelle ? "association de malfaiteurs" on peut en prendre minimum pour cinq ans !

Ça c’est Prof’, toujours un bouquin à la main, la face fripée comme une vieille pomme, le poil hirsute et sur le nez de vieilles lunettes rafistolées avec du scotch marron…

D’un autre côté on serait au chaud pour plusieurs années et on aurait des repas réguliers et variés…

Moi j’marche pas !

Ben moi si, si toi aussi tu marches.

Nous serons donc trois : Prof’, Boustifaille, qu’on surnomme ainsi parce qu’il ne pense qu’à manger et qu’il a toujours un p’tit truc à grignoter dans les poches bien qu’il soit maigre comme un clou, et moi.

Prof et Bousti’ sont allés dans le supermarché où j’avais acheté mon jouet. Nous sommes équipés tous les trois du même révolver en plastique et nous avons aussi décidé de l’endroit où nous irions opérer…

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Huit jours plus tard, le 20 décembre nous nous sommes retrouvés devant le juge correctionnel en comparution immédiate. Nous avions pour nous défendre un tout jeune et tout fluet avocat commis d’office qui semblait encore plus impressionné que nous trois par la majesté de la salle d’audience et la stature du juge. Sa corpulence semblait augmentée par la couleur de sa robe au plastron et aux poignets satinés de noir. Même assis, il paraissait immense, la tête auréolée d’une épaisse chevelure blanche qui se mélangeait à sa barbe, blanche également. Avec ses petites lunettes en demi-lune sur le bout de son nez et ses lèvres étroitement serrées, il semblait extrêmement sévère. Tous les quatre, nous n’en menions pas large !

Je lis dans votre dossier que ça n’est pas la première fois que vous comparaissez devant un juge, dit-il en levant les yeux vers moi. Toujours pour le même chef d’inculpation et toujours à la même période ! Par contre cette fois-ci vous innovez, vous vous y êtes mis à plusieurs ! Vous savez ce que vous risquez pour attaque à main armée et association de malfaiteur ?

Monsieur le…

Oui, je sais qu’il ne s’agissait que de jouets, toutefois cela n’enlève en rien la gravité des faits. De plus vous avez fait terriblement peur à ce malheureux épicier ! Il aurait pu faire une crise cardiaque ! Vous avez de la chance, Il n’a pas porté plainte !

Je vois là qu’il est indiqué pour vous trois : "sans domicile fixe". Je suppose donc que vous ne saviez pas où passer les fêtes de fin d’année ?

De part et d’autre du président, les juges assesseurs hochaient la tête d’un air plus perplexe que désapprobateur. Ils devaient être habitués à juger de bien plus grands délinquants que nous…

Par contre, ça n’est pas parce que je porte une robe rouge qu’il faut pour autant me prendre pour le Père Noël.

Maître, vous avez quelque chose à ajouter que je ne sache déjà ?

Non monsieur le Président…

Bien… je vais donc rendre mon verdict. Messieurs, je ne saurais trop vous conseiller de ne plus jamais vous présenter devant moi sinon la prochaine fois je serai moins magnanime, vous m’avez bien compris ?

Oui monsieur le Président.

Compte tenu de votre situation et parce que c’est bientôt Noël, je ne vous condamne qu’à trois mois fermes… Affaire suivante !

C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à Fleury-Mérogis. Dans la même petite cellule pour deux personnes dans laquelle un matelas supplémentaire avait été rajouté. Le juge avait dû savoir trouver les mots pour que le directeur de la prison fasse preuve de compréhension.

Nous n’avons peut-être pas eu de la dinde aux marrons pour notre réveillon néanmoins le menu était plutôt soigné. Les détenus-cuistots sont vraiment des chefs et le poulet rôti qu’on nous a servi était excellent, délicieusement moelleux avec la peau craquante et les petites pommes de terre sautées qui l’accompagnaient, croustillantes et dorées à souhait. Nous avons également eu droit à de la bière et à un petit morceau de bûche.

Le ventre bien plein j’ai basculé ma chaise en arrière en levant ma canette de bière…

C’est-y pas super ?

Joyeux Noël à toi Martin !

A vous aussi mes potos.

Et nous avons trinqué.

- Au juge !

Et à notre hiver au chaud !

Nous avons roté en cœur et sommes partis d’un grand éclat de rire. Nous étions à l’abri jusqu’aux beaux jours.