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xiane
Champion

Il y a 4 mois | 87 vues

Libre comme l'air

Nous sommes en 2070 et demain, notre fils aura sept ans ; l’âge adulte ! et il va devoir prouver qu’il est le digne fils de Peter, mon compagnon, et de moi-même.

Nous sommes des apnéistes, capables de rester de longues minutes sans respirer.

J’espère que Micha arrivera à se qualifier car il y va de sa survie.

En 2070, l’air respirable est devenu tellement rare que seuls les nantis inactifs capables de payer, très cher, l’air qu’ils respirent et les travailleurs productifs capables de ne respirer que de temps en temps, ont le droit de survivre.

Les autres sont, par la force des choses, asphyxiés puisqu’on les enferme durant sept longues minutes dans des bulles sans air. Le jour de leurs sept ans !

Pourvu que notre petit Micha ait hérité de nos gênes …

Depuis son plus jeune âge nous l’entraînons, mais sera-t-il capable de tenir sept minutes sans respirer ? surtout compte tenu de l’enjeu dont il n’ignore rien !

Micha est tout propre, soigneusement briqué pour l’occasion. En 2070, nous n’avons pas beaucoup d’eau non plus et je ne me souviens pas d’avoir jamais pris de bain. J’ai une idée de la sensation que l’on doit éprouver plongée dans l’eau jusqu’au cou car quand j’étais petite fille ma grand-mère se complaisait à me raconter comment était la vie à l’époque où elle était elle-même une petite fille, alors que les tests d’apnée n’avaient pas encore été mis en place. S’ils l’avaient été, je n’aurais jamais connu ma grand-mère … et je ne serais peut-être même pas née.

Le tricycle est devant la porte et Peter est en train de rajouter du sable fin dans les pneus pour qu’ils soient bien gonflés.

- allez, il faut y aller, il est temps !

Micha et moi montèrent dans le siège à l’arrière ; Peter commença à pédaler.

Peter et moi sommes très maigres, alors que Micha est plutôt dodu pour son âge. J’espère que ça ne lui portera pas préjudice tout à l’heure pendant le test car tout compte dans la sélection.

Nos pinces nasales sont bien en place pour nous aider à contrôler notre apnée. Micha respire régulièrement toutes les sept minutes : je le contrôle à l’aide de mon chronomontre. Je suis sûre qu’il va gagner le droit de vivre.

Mon chronomontre marquait près de midi, et les tests devaient commencer en tout début d’après-midi.

Au centre, les nantis inactifs peuvent vivre sans souci dans une gigantesque bulle de vie. Ils peuvent y respirer normalement, jouir de toute l’eau qu’ils veulent et de tous les aliments imaginables, y compris de la viande d’animaux. Non loin de la gigantesque bulle de vie, il y a toute une batterie de petites bulles où les tests d’aptitude ont lieu. Peter et moi connaissons par cœur la façon dont ils se déroulent puisque nous les passons tous les trois mois.

A vingt-trois ans, nous sommes dans la force de l’âge et pouvons espérer vivre encore une bonne dizaine d’années, et en tous cas suffisamment longtemps pour assister à la naissance de notre petit-fils ou de notre petite-fille … si Micha réussit le test !

Le jour de ses sept ans, pour avoir le droit de devenir un adulte, un jeune doit pouvoir ne pas respirer pendant sept minutes ; tous les ans, il faut tenir à chaque fois une minute de plus, jusqu’à l’âge de quinze ans. Pour avoir le droit de choisir une compagne ou un compagnon, et donc de procréer, il faut être capable de rester vingt minutes en apnée. Chaque couple n’a le droit d’avoir qu’un seul enfant. A partir de quinze ans, les tests d’aptitude ont lieu tous les trois mois.

Peter et moi sommes quasiment des champions puisque le jour de nos quinze ans, nous étions déjà capables de tenir trente minutes sans respirer ; toutes les trente minutes, nous respirons, à fond, pendant trois minutes pleines. C’est très fatigant et usant pour le cœur, mais on s’y fait. Nous avons de la chance, notre travail n’est pas trop dur : il consiste à sélectionner et à cultiver dans de gigantesques serres des espèces de légumes hybrides demandant le moins d’eau possible. Pour les travaux les plus pénibles, nous sommes aidés par des robots agricoles. Notre couple alimente bon nombre des nantis inactifs de la bulle de vie.

La file est longue devant nous avant que nous puissions atteindre les petites bulles de test. Apparemment beaucoup de jeunes ont sept ans aujourd’hui.

Micha me semble calme mais son chronomontre indique que son cœur bat trop vite : il sait qu’il ne doit pas nous décevoir et ça doit le stresser …

Nous avançons dans la file et commençons à pouvoir distinguer les jeunes adultes qui ressortent des petites bulles : ils ne sont pas si nombreux, et en tous cas bien moins nombreux que ceux à y être entrés.

- Micha, es-tu prêt ? où en es-tu de tes espaces ?

- j’en sais rien, six ou cinq peut être … dit-il d’une petite voix fâchée.

- tu sais que ça doit être sept minutes et pas une de moins ; quand tu entendras la sonnerie, tu devras appuyer très fort sur le bouton d’ouverture de la porte ; attention, tu n’auras que très peu de temps pour déclencher l’ouverture et il faudra que tu sortes très vite !

- et ils ne font pas de cadeau !

- ne dites pas ça, vous me stressez encore plus.

Son fin visage auréolé de cheveux blonds coiffés en épis est tout pâle et sa pince nasale rouge lui fait un petit visage de clown triste, comme sur les photos que ma grand-mère me montrait lorsqu’elle était nostalgique de son enfance. C’était elle qui m’avait élevée, ma mère ayant échoué aux tests lors de son dix-huitième anniversaire. A cette époque les tests des apnéistes actifs n’avaient lieu que tous les ans … Maintenant les tests avaient lieu tous les trois mois et les clowns ainsi que les rires ont disparu.

- Micha, c’est bientôt à toi, tiens toi prêt ! et respire bien à fond avant d’entrer dans la bulle.

- oui m’man, je sais.

Et puis ce fut son tour, mais sept minutes plus tard la porte de la petite bulle resta close, notre fils avait échoué. Le cœur serré nous sommes allés récupérer le tricycle … pauvre petit Micha ! j’avais envie de retenir définitivement ma respiration pour rejoindre mon fils, mais Peter, d’une bourrade affectueuse, me redonna envie de continuer.

C’était le soir du 25 décembre et notre fils ne fêterait jamais son anniversaire.

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 Lorsque Micha entra dans la petite bulle, il savait déjà qu’il ne reverrait pas ses parents ; et à quoi ça servait de vivre comme ils le faisaient à se tuer à la tâche pour des nantis inactifs qui ne se préoccuperaient jamais de la vie que devaient mener les apnéistes actifs pour leur permettre de profiter des plaisirs de la bulle de vie !

Il savait que son anniversaire tombait le jour de Noël. Le soir, quand il était tout petit, pour l’aider à s’endormir et l’empêcher d’arracher son masque de respiration programmé pour la nuit, sa mère lui racontait les histoires que sa propre grand-mère lui avait racontées et il avait entendu parler de ce vieux bonhomme tout habillé de rouge qui apportait des cadeaux par milliers aux petits enfants sages. Pourquoi n’était-il pas né à cette époque ?

Dans la petite bulle sans air, Micha sentait que l’oxygène se raréfiait dans son corps et dans ses poumons car ça commençait à bourdonner dans sa tête …

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 Lorsque tout se passe bien et que le système d’ouverture est actionné au moment où la sonnerie retentit à six minutes et cinquante secondes, la porte de la petite bulle s’ouvre au bout de sept minutes et le jeune adulte sort.

Lorsque le système d’ouverture n’est pas actionné à temps, la crémation se déclenche automatiquement à huit minutes et les nettoyeurs n’ont plus qu’à sortir le tiroir qui se trouve tout en bas à l’arrière de la petite bulle pour le vider des cendres du jeune entré dix minutes plus tôt.

Au bout de sept minutes, la porte de la petite bulle où se trouvait Micha ne s’était pas ouverte et il n’était pas ressorti. Dix minutes s’étaient maintenant écoulées. Les nettoyeurs ouvrirent alors le tiroir pour le vider de ses cendres avant qu’un autre jeune de sept ans n’entre.

- bizarre, le tiroir est quasiment vide ! je n’ai pourtant pas vu ressortir le jeune !

- moi non plus, mais on devait regarder ailleurs au moment de sa sortie !

- peut être … ! tu dois avoir raison ! et le système de combustion doit être réglé trop fort.

- forcément que veux-tu que ça soit d’autre ?

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 Alors que les yeux de Micha commençaient à papilloter pendant qu’il s’endormait, il crut apercevoir un gros bonhomme très très vieux, avec une grande barbe blanche et tout habillé de rouge.

- petit Micha, bonjour, je suis le père Noël, n’aie pas peur ! je vais te ramener en arrière dans le temps, en 1954. Tu vas voir, ça sera super et tu vas t’amuser : à sept ans on n’était encore qu’un enfant à cette époque-là ! et puis, le 25 décembre était un jour très spécial, où tous les enfants sages du monde, ou presque, avaient droit à des tas de cadeaux ! et comme c’est également le jour anniversaire de ta naissance, c’est un jour doublement spécial ! Allez ! viens vite mon garçon, nous n’avons plus beaucoup de temps et ton arrière-grand-mère est en train de nous attendre ! alors Joyeux Noël et bon anniversaire.

Et Micha, riant aux éclats, se précipita à la suite de ce très vieux bonhomme.