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Légende

Il y a 3 mois | 121 vues

La loutre au cou tacheté.

Doto est né au bord du Lac Victoria là où le Nil Blanc prend sa source, où l’équateur coupe la Terre en deux dômes parfaits. Il le sait parce qu’il a fréquenté l’école douze jours. Douze jours à marcher dans la savane lui griffant les jambes, les marécages lui caressant les pieds de leur tapis de sphaignes . Des heures aussi à supporter qu’on l’appelle Casper. Mosi son père vient de mettre fin à son calvaire, il n’ira plus.

Hier, Hawa  a rencontré Mosi alors qu’il a déserté la maison depuis la naissance de Doto qu’ils avaient attendu avec tant de joie ! Voir s’arrondir son ventre comme un fruit mûr c’était offrir aux yeux de tous, la fécondité  de leur union. La semence de Mosi avait trouvé son jardin dans la jouissance, des enfants enrichiraient leur foyer. Mais le nid de son utérus avait été frappé de malédiction. Elle entend encore les injures de Mosi. Pétri de fureur, les yeux roulant d’horreur il avait rejeté brutalement le bébé. Sa réapparition de la veille l’a tétanisée.

Doto ne comprend pas pourquoi sa mère lui rase ses cheveux crépus avec le coupe-chou qui sert à tanner les peaux des masques qu’elle vend aux touristes sur le marché de Mwanza pour gagner sa vie. Ses grands yeux presque transparents la regardent collecter sa toison dans des fioles bleues que son père a déposées l’autre soir. Il ne sait pas encore que ce rituel se déroulera chaque mois, il ne dit rien. Se sent réconforté lorsqu’elle lui masse doucement son crâne nu, ses bras marbrés de rose avec de l’huile de coco. La douceur de ses mains le ramène à la moiteur lactique de ses seins quand elle le console tout contre son buste. Il est si seul depuis son départ de l’école.

Doto a pris l’habitude de jouer au bord du lac. Il ne pêche pas. Les tilapias, les perches c’est son père qui les ramène au village. D’ailleurs il est venu ce matin en toute hâte chercher une fiole, une fiole contenant ses cheveux. Il menaçait Hawa en vociférant, ses filets étaient vides depuis deux jours. Doto s’est enfui.

Les eaux du lac l’apaisent. Et puis il a une nouvelle amie : une loutre à cou tacheté. Son corps brun chocolat qui ondule et glisse sur la berge le fascine. Elle le guette de ses yeux globuleux prête à plonger au moindre geste. Il reste immobile, trop heureux de voir ses moustaches se dresser à la surface de l’eau, ses pirouettes gracieuses le font sourire. De temps en temps il lui apporte une tête de poisson qu’elle gobe adroitement.

Sa vie est entrée dans la nuit occulte, un soir où il revenait, heureux d’un de ces moments de complicité.  Parvenu au chemin de la cabane de tôle lui servant de maison, Doto se fige. Des éclats de voix fracassent la quiétude du champ que sa mère cultive pour leur subsistance. Il aperçoit le boubou blanc du maganga qui d’un geste brusque déploie une manche agressive en direction d’Hawa dont il ne voit que les pieds campés dans la poussière. Il la devine, tête basse sous le regard hypnotique du sorcier. Cet homme a de grands pouvoirs, il pratique la magie noire,  le village entier le consulte qui, pour enfanter, qui pour la richesse, qui pour la célébrité.  Doto fait demi-tour à toutes jambes, il est terrifié ! Il piétine les rangs de manioc, s’affale sur un tas de leurs tubercules déterrés, se relève et  disparaît dans le petit carré de sorgho qui pousse tout au fond. Il s’accroupit dans les hautes feuilles qui le protègent et il  attend la lune pour rentrer.

Doto a mal au cœur. L’odeur d’huile chaude suinte dans la salle des machines. Le bruit rauque et saccadé du moteur martèle ses tempes, il cale ses jambes maigres contre la coque du ferry, se fait le plus petit possible. Comme dans le carré de sorgho, là où il y a un an, la sorcellerie avait commencé à vampiriser son corps.

Plus vindicatif, son père était revenu. La fiole bleue ne suffisait pas pour remplir de nouveau fructueusement ses nasses et ses filets. Hawa lui coupa les ongles jusqu’au sang, les pila avec le mortier dont elle se servait pour le maïs et mit la poudre dans un sachet de jute. Puis elle décida d’emmener Doto chez le pasteur, elle voulait que tout cela cesse.

L’enfant se souvient combien sa mère avait travaillé, doublé sa production de peaux pour les masques, les trois chèvres étaient passées sous le couteau. Il sait aussi qu’elle avait vendu des fioles au maganga et qu’elle pesait clandestinement de la poudre de ses ongles pour en faire commerce. Tout avait changé pour lui. Il n’avait plus le droit de retrouver sa loutre au bord du lac, sa mère le surveillait sans arrêt. Elle le traînait sur le marché avec elle, il subissait les regards lourds des femmes, parfois un crachat jeté juste à ses pieds. Tout ça pour payer son exorcisme !

Doto avait souvent gratté sa peau jusqu’au sang pensant que dessous coulerait la couleur d’ébène de sa mère mais il était albinos, graine de petit sorcier, porteur de pouvoirs maléfiques.

Dieu n’a rien pu faire à l’affaire. Le désenvoûtement l’avait blessé dans son âme et dans sa chair. Tout seul, dans le noir, sans nourriture, Doto avait subi le traitement spirituel du pasteur, le fouet, la flamme d’une bougie léchant ses mains. Il s’était débattu lorsqu’un jet de sève acide avait brûlé son œil, il avait mordu le prêtre, réussi à s’enfuir. Hawa avait payé, l’air empreint d’un certain fatalisme mais le cœur bouleversé.

Doto a envie de vomir. Il entend le claquement de l’eau contre la coque. Lui parviennent les meuglements d’une vache, des piétinements s’affolent sur le pont au-dessus de sa tête. Le ferry vient de partir. De ses quatre doigts, il froisse les deux billets crasseux qu’Hawa a mis dans sa poche, des Shillings qui lui seront sûrement nécessaires à son arrivée.

Au village, trois vaches étaient mortes c’est ce qui l’avait privé de pouce. Il s’était battu avec Mosi qui venait de rosser sa mère, avait hurlé quand le grand couteau qui servait à ouvrir le ventre des poissons lui avait tranché le pouce sur un billot. Son père avait vite emballé son doigt dans un papier graisseux laissant Doto en sang et en larmes. Lorsqu’ils étaient arrivés au dispensaire, la sœur infirmière avait suturé sa plaie, baigné le visage  tuméfié  d’Hawa. Ils avaient passé la nuit là-bas. Des bribes de conversation entre sa mère et la religieuse  l’avaient épouvanté. Son bras ? Son père voulait couper son bras ?

Les coups se font plus forts tout près de son oreille collée contre la coque. Le ferry doit être au milieu du lac. Doto lutte contre l’angoisse. Ce pouvoir étrange et mortifère qui colle à sa peau sans pigments a complètement détruit sa vie. Beaucoup de choses lui échappent. Il sait que la sorcellerie est un poison. Le maganga avait chez lui des dagydes, ces poupées en bois ou en chiffon qu’il perçait d’aiguilles malveillantes. Un jour que sa mère l’y avait emmené pour vendre sa cueillette de feuilles de margousier sensées soigner les maux de tête, il avait vu des os séchés, des cornes, des bocaux remplis d’appendices bizarres ou de serpents enroulés exposés sur le devant de sa maison. Le sorcier était capable du pire comme du meilleur, un jour, le diable, un autre, guérisseur, sa seule vraie boussole était l’argent : un bras d’albinos se payait un pont d’or, c’était un marché florissant, Mosi l’avait compris.

Le ferry tangue. Doto est aux aguets. Un choc brusque le fait basculer en avant, ils ont accosté. Il perçoit de la précipitation au-dessus de sa tête. Le garçon ne bouge pas, il attend, obéit au capitaine qui l’a caché ici moyennant une forte somme qu’Hawa a posée dans sa pogne de rapace pour sa traversée clandestine. La seule chance de sauver Doto, c’était Ukerewe, l’île aux albinos.

Le capitaine a craché par terre en le débarquant, lui est parti en courant. Hawa lui a dit qu’il trouverait des amis sur l’île, que sa différence serait normalité. Un vrai refuge pour les enfants comme lui. Il marche le long du lac, l’eau lui lèche les pieds. Soudain, un mouvement l’intrigue dans les roseaux. Une loutre à cou tacheté le regarde de ses yeux globuleux.