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Légende

Il y a 3 mois | 85 vues

Il a juste échappé au singe.

Depuis quatre mois, durant des heures il prend la pose assis sur son socle parce qu’il a Wim dans la peau. Rituellement nez au mur il se dénude jusqu'à la saillie des hanches pour exposer son dos qu’il cambre avec fierté. À chaque fois, une foule de pensées existentielles bataille avec la rigidité douloureuse de sa posture. Alors il revisite le chemin qui l’a mené ici en Tasmanie.

Tim se souvient de sa venue à Gand.

Là où lui serait promis l’Enfer de Dante, c’était ce que ses proches lui avaient dit.

Là où il n’avait trouvé qu’une école désaffectée dormant dans ses vieux murs de brique, l’antre d’un artiste entrepreneur à qui Tim était venu proposer ses deux mètres carrés à décorer. Sa peau.

L’artiste avait fait œuvre sa proposition et sorti son book pour références. Celles de sept petits cochons qu’on aurait extirpés des abattoirs et qui écrivaient en Chine un drôle de conte presque une histoire à dormir debout. Ni paille, ni bois, ni briques mais l’Art Farm pour maison avant que de leur faire la peau. Tim était fasciné ! Il allait entrer dans la postérité de l’art vivant, porter haut les couleurs  d’un langage de masse, Wim en avait le pouvoir.

Sur la table et peau à peau, du cochon modèle à ses omoplates nues, l’œuvre était née dans l’atelier de Gand. Le torse écrasé sur le bois Tim était resté de longues heures prostré sous l’aiguille du dermographe. Il n’imaginait pas qu’en tatouant son cuir l’Art allait vampiriser sa vie.

On pouffe dans son dos sans qu’il se retourne. Ses oreilles captent des murmures mais aussi des silences. Personne ne voit que sa tête tourne comme une toupie tant il est mal dans sa peau qu’il vient de vendre à Rik moyennant trois fois l’an son exposition de  par le monde. Il ne regrette pas mais il doute de son avenir.

Jamais on ne parle uniquement de lui. Il amuse ou scandalise parfois pose question. Il sent alors les regards courir, glisser, s’attarder. De tous ses pores il cherche à capter l’intérêt, engager un conciliabule intime mais troublé, le voyeur se dérobe plus souvent qu’il ne communique.

Tim cherche à oublier ces critiques aux parfums nauséeux qui pointent le goût que Rik son acquéreur Allemand perpétrerait à l’instar d’Ilse Koch qui collectionnait les tatouages de prisonniers juifs. Il n’y voit que de vieilles rancœurs, des griefs politiques,  lui se veut Art vivant et le revendique.

D’une profonde inspiration il gonfle ses muscles et la madone branle du chef sous la tête de mort à la mexicaine à cheval sur ses trapèzes. En vol sur ses rhomboïdes des chauves-souris et des hirondelles frémissent au-dessus d’un parterre de roses bleues où se tapissent deux poissons au creux de ses lombaires sans que Tim ne s’en émeuve. Comme toujours il donne à voir sans pouvoir s’extasier sur l’œuvre qu’à l’aveugle et sa colonne vertébrale pour cimaise, il expose de musée en musée. Il est juste soulagé d’avoir échappé au singe ouvrant les fesses sur sa nuque, un dessin qu’il a refusé. Wim n’avait pas insisté de peur de perdre son châssis de chair.

Son âme parfois se rebelle voulant sauver sa peau Elle  lui assène qu’il est œuvre du diable. Lui sait qu’il sera à sa mort dépecé, son dos tanné et encadré, il n’est que toile humaine, n’a pas signé de pacte mais seulement un contrat.

Alors Tim visse les écouteurs de son Mp3 dans ses oreilles car malgré tout  il aime poser en musique et au présent l’œuvre de Wim. Il ferme les yeux, retrouve les douces mains de Stéphanie qui la nuit caresse son dos, suit voluptueusement du doigt l’envol des chauves-souris, le ventre des poissons palpitant de spasmes de plaisir dans la fougue de leurs étreintes.

Mais il ne se fait aucune illusion ne donne pas cher de sa peau, il l’a déjà vendue, elle est sur le marché. Sur l’affiche collée au mur du  MONA juste à côté on peut lire : Wim Delvoy. C’est lui l’artiste, le créateur. Sa cotte fera monter ou non les enchères que Tim soit mort ou vif.

Soudain une tape sur son épaule le fait sursauter:

-Monsieur Steiner, on ferme dans dix minutes.

Lentement il se lève, étire ses bras en l’air comme deux lianes accrochant son tronc à son corps, il reprend racine dans sa vie. Les hirondelles s’ébrouent dans la lumière, la madone épingle un sourire à son voile et les roses défaillent sous le rouge de leur velours. Un pétale doucement virevolte jusqu’au sol.

 

Rik Reinking : collectionneur d’art allemand qui achète le tatouage « Tim 2006 » pour 205 000 $.

MONA : musée d’art contemporain de Hobart, en Tasmanie.

Wim Delvoy : artiste néo-conceptuel belge ; il tatoue le dos de Tim Steiner pour en faire une œuvre d’art.