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Taratata
Champion

Il y a 2 mois | 112 vues

Dans les mains du destin

Début des années 70

Comme tous les vendredis, monsieur Olivier quitte l'atelier plus tôt que les autres jours, en milieu d'après-midi. Il enfourche sa « grise » pour parcourir les quelques kilomètres de son lieu de travail à son domicile. Comme d'habitude, il emprunte la petite route à travers la campagne. Il enfonce sa casquette pour mieux se protéger du froid qui lui fouette le visage. Il pense au feu de cheminée qui l'attend pour le réchauffer. Il va bientôt franchir le dernier virage et attaquer la ligne droite, celle juste avant l'entrée du bourg. À la hauteur d'un petit chemin de ferme, juste au début de la courbe, un automobiliste en débouche et le percute. Le trou noir !

Une fois de plus, je regrette l'absence de mon père. C'est le secrétaire de mairie du petit village et, bien souvent, il assume le rôle d'assistant social. Il a dû se rendre en urgence quelque part, d'après ma mère. Quand reviendra-t-il ? Je ne le sais pas. Pourtant, j'aurais aimé lui raconter mon après-midi passé avec Jean. Une fois de plus, je dois me résigner à l'attendre. Je vais monter dans ma chambre jouer et écrire quelques lignes.

« Cher journal,

C'est les vacances. Ce sont les vacances, reprendrait la maîtresse. Heureusement, elle n'est pas derrière mon dos, sinon elle me tirerait les oreilles. Je m'en fiche, c'est les vacances, celles d'hiver. Aujourd'hui, avec Jean, j'ai dévalé la côte des Pisserots en patins à roulettes, à toute berzingue. Pas de blague. C'est la « vérité vraie ». Jean m'attendait en bas en criant « Marcelline-toi ». Il aime bien transformer les prénoms en verbes. Quand je suis à la bourre sur le chemin de l'école, il me balance « Charlemagne-toi ». À chaque fois, je hausse les épaules et éclate de rire.

L'angélus du soir sonne et l'heure du dîner aussi. Tiens, les cloches reprennent leur tintamarre. Je n'aime pas cet air triste : c'est la cloche des morts. Je vais te laisser pour aujourd'hui mon cher journal. À demain... »

Je descends rejoindre ma famille dans la cuisine. J'entends des bribes de conversation, des chuchotements. De quoi, de qui s'agit-il ? Je tends l'oreille un peu plus : « mécanicien, menuisier, vol plané, tête, trop tard... ». C'est mon père qui parle. Il est donc rentré ! Je veux en savoir davantage, mais dès que j'ouvre la porte, mes parents, surpris, se taisent. Leur visage grave m'impressionne. Je les interroge du regard.

Je fonds en larmes. Le père de Jean, monsieur Olivier, vient de mourir accidentellement. Je continue de pleurer tout en serrant les poings. Je suis sûre qu'ils me cachent des choses. Mais ces choses, celles que j'ai entendues, celles que j'ai comprises, je les garde pour moi. Je ne suis qu'une enfant de dix ans et, les enfants ne doivent pas s'occuper des histoires des grandes personnes.

Depuis le drame, Jean a changé. La vie l'a cabossé. Il soulage sa mère dans les petits travaux journaliers. Il est devenu le chef de famille auprès de ses jeunes sœurs et frère. Nos jeux d'enfants se font plus rares mais nous essayons de passer du temps ensemble, dès que possible.

En cet après-midi de printemps, Jean m'a invitée chez lui. Il habite à la sortie du village, une petite trotte à pied. Nous jouerons dans le petit bois d'à côté. Il va m'apprendre à reconnaître les arbres, le chant des oiseaux, à écouter le tic-tic et le tec-tec. J'espère de tout mon cœur retrouver « mon » Jean, celui d'avant.

En chemin, je rencontre monsieur Raoul, le mécanicien du patelin. Je n'aime pas sa bouille rouge et son nez boursouflé. Nos regards se croisent, se détournent. Cela bourdonne dans ma tête. Des mots me reviennent, me donnent des coups de marteau : les mots entendus derrière la porte. Je croyais les avoir oubliés. Mais non, ils sont toujours là, quelque part en moi. Il faut que je me calme. Je vais voir Jean. Il faut vraiment que je me calme. Je veux voir Jean ! Je l'aperçois. Il m'attend au portail du jardin, devant sa maison. Cela tourne moins dans ma tête. Les mots de tout à l'heure se sont envolés. Je me sens mieux et je vais m'amuser avec Jean.

Été, fin des années 70

Jean est toujours mon ami. Nos chemins d'écoliers se sont séparés à l'entrée au collège. Jean va arrêter les études après ces grandes vacances. Monsieur Raoul, le mécanicien, lui propose de le prendre comme apprenti et de le former. Jean a toujours aimé bricoler les moteurs de mobylette. L'idée de « cambouiner » ses mains dans ceux des voitures l'emballe immédiatement. Pas moi : ce projet me contrarie. Les mots entendus, enfouis, réapparaissent comme dans un mauvais rêve. Après le drame, j'ai souvent questionné mon père. Rien n'est sorti de sa bouche, seulement des banalités. Pourtant toutes ces allées et venues des gendarmes, du maire, je ne les ai pas inventées. Et aujourd'hui, les mots semblent prendre tout leur sens. Ils me poursuivent et me tourmentent... Un manque de preuves, un maquillage peut-être, une affaire étouffée. Le pot de terre contre le pot de fer. Je ne sais pas, je ne sais plus... 

Quelques années plus tard

Une rumeur circule depuis quelque temps dans le village : « Un assassin court toujours parmi nous... ». Les gens l'alimentent chaque jour un peu plus. À intervalle régulier, plusieurs habitants trouvent un vulgaire bout de papier dans leur boîte à lettres. Un seul mot avec des lettres découpées : « Assassin ». À chaque nouvelle tournée, la liste de(s) noms change, sauf un.

Jean travaille toujours chez monsieur Raoul. Ce matin, il l'a trouvé dans le garage, inanimé au pied d'une voiture. Ce soir, le glas va sonner...