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Légende

Il y a 2 mois | 87 vues

Qu’est-ce que cela pourrait être ?

Dans mon dos j’entendais le cliquetis des verrous et les injures voler dans le couloir tout proche. On m’avait assis sur une chaise ancrée au sol, mains menottées à la table, elle-même scellée à la dalle de ciment gris qui courait sur la surface de la pièce.

Elle était face à moi, assise elle-aussi mais sur un siège sans entraves lui assurant le privilège de pouvoir bouger alors que j’étais plombé, une manière de prendre en otage toute mon attention me suis-je dit en souriant intérieurement. Mine de rien je ne perdais pas une miette de ses gestes, j’étais très entraîné pour ça, toujours à l’affût…

Tenue classique, allure mince et  sportive, de longues mains qui semblaient douées pour la douceur, elle officiait lentement classant des images dont elle orienta la pile dans ma direction, rangeant à gauche un carnet ouvert pour les notes qu’elle ne manquerait pas de prendre le moment venu.

Lorsqu’elle se pencha vers moi, une fragrance de patchouli s’insinua entre nos deux têtes, son regard gris bleu chercha à inciser mon âme mais je n’ai pas cillé. Je suis resté pelotonné dans mon ego. Je savais prendre mes distances.

Sa voix pointue et métallique griffa le silence tendu :

-Je suis miss Psycott. Comme vous le savez  l’enjeu de ce dernier  entretien c’est votre liberté .En temps que Psychiatre il m’incombe de m’assurer que vous êtes apte à quitter cet établissement.

Dans le tréfonds de ma gorge je sentis gargouiller ma violence mais je lui souris, convoquai céans mon air le plus avenant pour paraître docile et coopérant.

- Je suis prêt miss Psycott.

Avec un petit sourire pincé, elle ajouta.

-. Je vais vous montrer des clichés. Vous avez tout votre temps et le nombre de réponses n’est pas limité.  Soyez spontané !

Ces précisions flattaient mes aptitudes, je ne tergiversais jamais pour passer à l’acte. Je relevai la tête balayant des yeux ses seins petits mais haut-perchés sous son chemisier blanc, sa gorge, son cou juste à la dimension de ma main, sa bouche sensuelle et me plantai dans son regard de glace.

-Concentrez-vous, nous commençons.

Ce « NOUS » me comblait ! Elle posa la main gauche sur le tas de feuilles offert à mon intention. Sous les  jointures rosées de ses doigts je voyais une chair tendre et nacrée, je sentis monter le désir de les lui broyer pour l’attirer contre moi.  Lorsqu’elle découvrit les premières taches je mis au pas mes fantasmes, freinai le loup qui sommeillait en moi. L’interrogatoire pouvait démarrer, elle me demanda:

-Qu’est-ce que cela pourrait être ?

Les taches noires qu’elle me proposa s’imbriquèrent dans un kaléidoscope démoniaque. Elles dansaient sous mes yeux, attisaient des réminiscences excitantes de corps mutilé, de diable masqué, la symétrie baveuse de l’encre déchaînait mon imagination vorace. J’entamai une joute périlleuse pour étouffer dans l’œuf cette frénésie macabre au profit d’innocentes évocations. L’enjeu était d’importance, je répondis calmement:

-On dirait des animaux qui volent. On peut aussi penser à deux personnages qui lèvent les bras.

Elle nota en sténo. Ces signes cabalistiques me semblaient de bon ton pour enregistrer mes angéliques hypothèses.  Pour le plaisir de voir à nouveau ses doigts crispés sur le stylo comme ils pourraient le faire sur mes épaules sous la jouissance, j’ajoutai :

-Des gens qui sont sûrement heureux, ils se saluent peut-être, se disent bonjour.

Pour les neuf planches qui suivirent je mis en scène une fable animalière, ébauchai une atmosphère florale, les taches surfaient sur l’empathie alors qu’au verso, en silence,  mes instincts diaboliques ourdissaient des noirceurs suggestives toujours fatales. J’enfouis en moi la béance torturée  d’une bouche, la silhouette désarticulée d’un cadavre, l’explosion vénéneuse d’un champignon nucléaire, des corps déchiquetés  pour voir deux ours qui dansent, des papillons qui batifolent , des fleurs,  des oiseaux .Mon cerveau  se rachetait allègrement une conduite et sous la houlette du regard limpide de Miss Psycott  je devenais doux comme l’agneau qui vient de naître,

Monsieur Hermann Rorschach* se faisait pigeonner en beauté.

Sous l’encre noire, je voyais rouge. Rouge-sang dans l’antre de mes pulsions. Miss Psycott  restait de marbre, blanche colombe sous mes yeux de lynx.

 Elle empila méticuleusement les dix planches :

-Vous êtes étonnant ! Presque désarmant monsieur Scapin.

-Capin, madame ! Le S c’est pour Simon mon prénom !

Ce disant, je baissai la tête humblement.

Etait-ce un avertissement ou une coïncidence?

La fourberie sciemment  tapie au creux de mes pensées dont je muselais l’agressivité rampante depuis le début de cet entretien, je décidai de miser sur un signe du destin : Miss Psycott m’inspirait beaucoup et je me refusai à voir en elle une ingénue  mais plutôt une fine mouche dont le côté cartésien l’emporterait sur ses intuitions : j’avais bien répondu sur les dix tests, elle jugerait au bénéfice du doute!

Elle rangea ses affaires méthodiquement. Je me repaissais du ballet de ses longues mains. Je me disais qu’un jour prochain elles me grifferaient, elles me supplieraient, que j’en ferais des oiseaux dociles à me caresser, qu’elles se soumettraient à mes exigences. Quand elle s’accrocha le petit doigt dans la fermeture de son sac, une perle de sang tomba sur la table. J’étais fasciné par le rubis de cette goutte qui scellait comme une offrande notre rencontre. J’étais Barbe Bleue, elle serait la huitième …

Elle suça délicatement son auriculaire puis me regarda :

 -Bien monsieur Capin , je vais poster mon rapport pour le juge. Vous serez fixé sur votre sortie ou non dans une quinzaine de jours. Au-revoir !

Et elle s’est éclipsée dans un nuage de patchouli me laissant subjugué par cette minuscule tache rouge qui se coagulait comme la cire au bas d’un parchemin. Un pacte de sang venait de se signer.

Miss Psycott se hâta dans le couloir. Elle savait qu’elle reverrait très bientôt cet assassin récidiviste qui s’abritait dans la folie. Que monsieur Capin prendrait un verre en sa compagnie, qu’elle le séduirait, entraverait ses mains fortes et poilues à la tête de lit, qu’elle le bâillonnerait puis s’offrirait à lui, son regard de glace dans ses yeux noirs de prédateur.

Elle aimait jouir  par effraction comme une odeur de sang se devait d’exacerber son plaisir.  Alors elle lacèrerait son torse musclé avant de lui arracher le cœur qu’il avait fourbe et menteur!

Elle savait, oui elle savait qu’elle déposerait ce cœur sanguinolent sur la pierre tombale de sa sœur sauvagement assassinée un soir de juin.

 

* Auteur des tests des taches d’encre.