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mariefd
Légende

Il y a 6 mois | 128 vues

"Border la bête" de Lune Vuillemin, éditions La contre allée, 2024

Les éditions de « La contre-allée » mettent en exergue de leurs ouvrages : Délaissant les grands axes, j’ai pris la contre-allée. (Alain Bashung / Jean Fauque)

Et définissent leurs choix vers une littérature émancipatrice. 

Roman, récit, poésie, essai, … autant de genres qui ne sont plus mentionnés sur leurs couvertures. Les auteurs et les autrices avec lesquel·les ils cheminent, le plus souvent, s’en affranchissent. 

On a effectivement du mal, à la lecture de « Border la bête » de Lune Vuillemin à faire le choix entre « roman » et « poésie » tant le texte, en même temps qu’il narre, rend un hommage lyrique à la nature.

La narratrice rencontre Arden (la femme « aux mains d’araignée ») et Jeff (l’homme à l’œil de verre) alors qu’ils tentent de sauver une orignale sur les berges d’un lac gelé. Elle les suit dans le refuge où ils soignent des animaux blessés et très rapidement appartient elle aussi à cette nature où humains et non-humains se partagent l’espace. En côtoyant les démons qui les habitent, elle apprivoisera ses propres blessures.

C’est un récit aux présences multiples : faune, flore, êtres humains présents ou disparus, souvenirs, éléments incarnés comme des personnages…

Pour donner le ton de l’écriture, voici les toutes premières pages :

« Quand le vent reprend son souffle, l’air se fige au-dessus du lac Petit. La glace soliloque sous le ciel blanc, parfois elle grince des dents, se met à rire et sa mâchoire claque. Sa peau blanche gercée de bleu semble forte et prête à recevoir les baisers ardents du printemps. Il y a d’abord une expiration de brume sur les sapins baumiers, puis le froid bondit d’un bout à l’autre du lac à la manière des chevreuils en fuite. Le chant de la glace rencontre le rire de la sittelle. Les trembles nus se tendent la main, si blancs et lourds d’une neige glacée. Dans la forêt, le pas silencieux des biches alertes, le ventre rond d’une mésange sur une branche tordue, une petite martre baille, dents minuscules et poils hérissés par une couverture de neige fondue tombée d’en haut. Le matin pointe le long de la rivière Babine. Elle vient du nord de la vallée et rejoint le lac Petit, séparé du lac Grand par une forêt dense qui fait ricocher les bruissements d’ailes, les fracas de la neige et les silences éphémères.
Un corbeau sur une souche blanche, le bec enneigé, espiègle, regarde un peu alentour, surveille le lac Petit. Il neige, doucement et silencieusement, une neige fine et timide. Quelque chose grignote ou dépiaute, ça crépite comme un feu sec. Un groupe de trois mésanges sur une branche gigote, elles font les yeux doux à l’air piquant du matin. L’une d’elles plonge, flocon tacheté de noir, et disparaît.
Le corbeau sur sa souche, avec sa moustache de poudreuse, croasse un coup, regarde par là, pense. Haute sur ses pattes, l’orignale avance doucement. Elle traverse le matin blanc, grandes oreilles vers le ciel, narines écartées. Douceur dans le regard. La solitaire a le ventre rond, le poil épais et brun avec un cœur qui cogne en dessous, peut-être même deux. Ses longs doigts agiles évitent les roches et les branches dissimulées par la neige. Des yeux sous les pattes, elle avance confiante vers Lac Petit. La neige s’arrête, si l’on regarde bien. La troisième mésange se pose à nouveau sur la branche. Une chose indicible se déroule entre les trois petits oiseaux à tête noire. Sur la souche, en bas, au pied du sapin, le corbeau n’est plus là. Le lac chuchote sous la glace qui lui met la main sur la bouche. L’animal sur ses longues et fines jambes envisage la robe d’hiver de l’étendue d’eau qu’elle connaît bien. De l’autre côté elle longera la rivière Babine, remontera un peu vers les tourbières qui regorgent de vie, croisera quelques loutres au regard fourbe et rejoindra une autre forêt calme où l’on ne chasse pas. Y croquer les pousses de cèdres et de sapins. Le grand corbeau fend le ciel blanc, fait rebondir un chant de gorge entre les arbres. Derrière le lac, le long de la rivière aux rives recouvertes de névés, enflées comme des lèvres tuméfiées, les jeunes bouleaux ont la peau fragile. »

Lune Vuillemin est une jeune autrice qui a grandi au fond d’une forêt dans l’Aude avant  d’aller vivre quelques années au Québec et en Ontario (qui lui ont sans doute inspiré ce roman, même si les lieux -mis à part les noms de la rivière et des lacs- ne sont jamais précisés). Aujourd’hui elle vit dans l’Hérault, où elle poursuit cette quête du vivant, aussi petit soit-il, dans les forêts, les garrigues et les bords de falaise qu’elle affectionne.

En 2019, Quelque chose de la poussière paraissait aux éditions du Chemin de fer. Border la bête est son premier roman à La Contre Allée.


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