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Légende

Il y a 1 mois | 64 vues

Le cœur de Roméo. (âme sensible, s'abstenir)

L’horizon étriqué du réel l’oppresse comme un couvercle posé sur sa tête. Jusqu’à l’étouffer.

Au bord de la syncope elle pourrait s’écrier « vite mes sels » à une époque où elle aurait porté un corset faisant rebondir ses petits seins ronds comme deux oranges dans la corbeille d’un décolleté  bordé d’une collerette diaphane. Mais Agathe Merry est de son siècle, le vôtre, le mien,  celui que l’on se déchire tous ensemble et dans lequel elle se trouve à l’étroit tant son reflet blackboulé dans le regard des autres se duplique sans joie sur les réseaux sociaux.

Chaque soir, elle masque ses noirs iris de ces  grosses lentilles au champ vertigineux crypté dans un drôle de boîtier. Elle se casque de lumière aveugle et d’envies effrénées. Le métavers° à l’infini déroule soudain un tapis rouge,  incarne ses chimères, la berce dans des gouffres attirants. Agathe se multiplie, fouille dans le passé, s’invente des futurs, provoque l’impossible en  diffracte les ondes.  

Au bout de quelques jours à ainsi naviguer elle a le mal de Terre. Fureter sans but dans ce no man’s land où tout s’achète et rien ne se possède la désempare. Elle se rend compte qu’elle ne dispose de rien alors que tout et bien plus s’offre à elle.

Bitcoin, bitcoin , bitcoin !  Le mot la martèle de jour comme de nuit alors qu’elle n’a que des euros donnés comme un sésame à ses besoins de sérieuse étudiante. Chaque mois ses parents les lui versent et rien n’est plus réel, la somme  reste à l’évidence un trop peu. Il lui faut davantage.

Commence alors la descente aux enfers des êtres qui l’aiment fort.

D’abord c’est sa grand-mère, elle va en faire le siège. Obtient que chez l’écureuil elle casse  sa tirelire pleine pour ses vieux jours. Vite pillés autant que dilapidés les euros « bitcoinés » achèteront les sandales ailées d’Hermès, le regard de Michèle Morgan, une carte du Japon dessinée par Marco Polo et l’ombre de Lucky Luke piégée dans un bocal cerclé de plomb fondu. L’aïeule n’aura que ses yeux pour pleurer  jamais elle ne viendra se plaindre.

Puis Agathe s’enhardit. Elle surfe et trouve qu’elle peut se doter d’un petit pactole journalier simplement en regardant des vidéos et en répondant à un qcm. Elle devient experte en la matière, remplit patiemment son escarcelle vierge de tout son de pièces, les bitcoins sont comme feuilles au vent, elle les compile. Réquisitionne Patricia et Mylène  deux de ses cousines qui visionnent pendant qu’elle amasse. Les deux gamines sont loin de flairer l’entourloupe.

En même temps elle fait du troc, échange sur le Net sa vieille carte du Japon contre le parapluie de Mary Poppins,   finit par séduire un dénommé Barbe Noire avec les beaux yeux verts de Michèle. Il  lui offre en échange une Caravelle aux voiles puissantes et un concert de sirènes au bord de la Mer Rouge. A Gênes où elle tente de négocier au rabais la lumière de Turner, on la repousse : les femmes capitaines ne sont pas bienvenues alors elle joue son bateau sur le tapis d’un casino à Dubaï.

Chaque soir elle chausse ses sandales, ouvre son parapluie et se promène casquée sur l’écran bleu de ses nuits noires, le bocal dans son petit panier. Elle papillonne, ouvre des portes et des fenêtres, perce le ciel, éventre l’océan,  fait des rencontres sur les grands boulevards du virtuel.

Un soir d’orage, dans les limbes soyeux des tentures d’un château fastueux elle rencontre James. Tout droit sorti d’un saloon miteux, l’homme a un magot à dépenser, un colt à mettre à l’épreuve. Il veut investir dans une œuvre de Vasarely, il a besoin de cible en 3D pour décorer son ranch. Agathe futée l’en dissuade et  lui vend un bon prix l’ombre de Lucky qui tourne en rond dans son bocal. À temps elle se déconnecte de son casque pour esquiver une balle égarée et  retrouver les quatre murs sécurisés de sa chambre. Le métavers vient d’en faire une femme d’affaires.

Bientôt Agathe dort avec son casque. Elle vit  ses rêves grandeur nature, chevauche des dragons fabuleux, s’en fait une armée de feu qu’elle mène à la baguette pour ramener les âmes errantes des amoureux mythiques. Elle capture Tristan et Iseult, Paul et Virginie, Héloïse et Abélard et surtout Roméo, elle se veut sa Juliette. Odalisque romantique, il lui faut pour sa mission d’hébergement un royaume hors norme avec des palais et des rivières d’amour.

Il n’y a que le réel pour lui sauver la mise et le métavers va en faire une grande amoureuse.

Agathe épie plusieurs fois sa mère. Elle note le numéro de compte, décrypte le code. Le portail de la banque n’exige rien d’autre, l’argent se vire en douceur sur le Net  pour qu’elle chavire dans ses épopées dispendieuses.  Reine sans soupirant sur une île sauvage elle bataille toute la nuit, glaive à la main sans avoir les moyens d’enchérir pour un terrain mythique que toute la planète se dispute. Saisie d’une fièvre compulsive elle éponge  sa déception, écume  les marchés et pour finir fait d’étonnantes emplettes. Au petit matin elle  met sous séquestre l’âme de Don Quichotte, plante en son jardin secret  la rose du Petit Prince et à l’arrachée s’offre le cœur de Roméo quand …

…des secousses font vibrer son corps. Il y a comme une odeur métallique, des ailes d’anges noirs claquent autour d’elle comme des voiles,  le casque oscille sur le tapis de sa chambre et le silence crie. Ses doigts d’altière conquérante poissent, le rouge lui saute à la figure. Elle a dans sa main le cœur sanguinolent de sa mère.

 

-Et c’est ainsi que vous l’avez trouvée ?

-Oui, monsieur le juge.

La salle se mit à bourdonner d’effroi. Agathe Merry se tassa sur le banc des accusés.

Le policier alla se rassoir puis on apporta la pièce à conviction : un casque virtuel emballé dans un sac en plastique. Par transparence on le devinait maculé de taches brunes.

-Accusée, levez-vous.

Agathe se redressa, livide.

- Reconnaissez-vous cet objet ?

Elle ferma les yeux, ouvrit le parapluie de Mary Poppins avant de s’évanouir.

 

 

°Metavers : Monde virtuel fictif