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Légende

Il y a 3 mois | 88 vues

Rosalie

Tout au bout d’une allée elle a trouvé refuge dans le parfum des tilleuls et le chant des oiseaux. Elle a des cheveux blancs et des rides au coin des yeux. Des yeux que le monde n’enchante plus.

Aujourd’hui c’est la fête des mères. À tous les étages de la grande maison nichée au bout de l’allée, tout le monde a reçu sa rose en hommage. La sienne est rouge, posée sur sa table repas. Elle a mis son étole de laine sur ses épaules un peu de poudre sur ses joues et son vieux Rouge-Baiser file maintenant sur sa bouche. Il étoile de pourpre ses lèvres fripées.

Rosalie attend.

Ratatinée toute petite  dans son grand fauteuil gris elle mastique les miettes de sa vie, celle d’avant avec Serge et les enfants. Trois beaux enfants qui lui ont fait des petits enfants, elle ne sait pas toujours combien. Sa famille, sa boussole, les jours d’errance car elle en a de plus en plus souvent.

Elle revisite  à tâtons ses joies de jeune mère tant sa mémoire lui joue parfois des tours.

Y’avait  eu Nelly la toute première, la plus désirée, la moins pressée de venir au monde qui de longues heures avait labouré son ventre avant de pointer son petit nez. Puis  Odile venue trop tôt dans les premiers pas de sa sœur et dans les bras de sa mère, c’est ce qu’elle se dit avec le recul du temps.

Le TROP d’Odile happe ses pensées. Elle dénoue ce lacet resté serré autour d’une liasse douloureuse enfouie au fond d’un tiroir de sa mémoire flageolante. Trop d’énergie, trop de pleurs, trop d’angoisse et trop de chromosomes. Elle revoit ce bébé, ses yeux bridés, ses cheveux raides et sa bouche mouillée qui réclamait et donnait des baisers, toujours plus de baisers.

Une affamée d’amour leur était née.

Elle avait ce petit air annamite et malicieux qui la faisait fondre, un sourire à crocheter son cœur, une joie de vivre à refouler les peurs. Seul Serge gardait sa douleur au secret. Il esquissait à peine une caresse furtive sur ses cheveux ou sur sa joue en  repoussant  fermement ses mains qui cherchaient l’étreinte d’un  corps à corps où se lover. Odile était pour lui le vilain petit canard dont sa dignité d’homme prenait soin mais que sa paternité  tenait à distance. Un noyau de non-dits se cristallisait insidieusement autour de ce fruit inattendu de leur amour. Serge aimait toujours Rosalie mais plus comme avant.

La chambre semble rétrécir tout à coup comme une cage alors qu’elle laisse errer son regard par la fenêtre. Dans la frondaison du tilleul une mésange vient de se poser, un éclair jaune et bleu ardoise qui fait sourire sa bouche rouge-baiser, un de ces tout petits bonheurs dont sa vie s’émeut maintenant.

Soudain elle entend des pas dans le couloir. Des pas qui vont mourir plus loin derrière un bonjour qu’on dit, une porte qu’on claque et qui n’est pas la sienne. Elle fait tourner son alliance trop large maintenant pour son doigt de vieille femme. Elle pense à son aînée. Sage, discrète, cherchant à se faire oublier.

 Nelly avait grandi dans les rares éclipses consenties par cette petite sœur envahissante et exigeante qui lui volait si souvent sa mère et rendait son père distant et  taciturne. Elle avait écrit son enfance en pointillés comme un murmure dans l’ombre d’Odile et un jour elle s’en était allée avec un mari au bras. Elle avait tout juste fêté ses vingt  ans. Entre temps Emil était arrivé le seul qui n’était pas né de son ventre.

La mésange vient de se poser sur le rebord de la fenêtre. Curieuse, un peu effrontée elle se hausse sur les pattes pour voir qui la regarde à l’intérieur puis s’envole dans un froufrou bleu de nuit. Bientôt elle reviendra, elle se sait toujours bien accueillie.

Rosalie frissonne. Elle entend encore les mots de Serge. Oui il voulait un garçon mais il concevait ce bonheur d’une autre façon. Elle se souvient de toutes leurs démarches, leurs espoirs, leurs déceptions. C’est là que leur amour s’était retissé que leurs étreintes avaient refleuri pour que naisse dans leur couple l’enfant d’une autre celui qu’ils avaient adopté.

Emil avait déjà sept ans quand ils l’avaient ramené de Roumanie. Ballotté d’orphelinat en orphelinat il s’était jeté dans ses bras en l’appelant maman. C’était plus fort que le cri d’un nouveau-né, plus bouleversant que d’avoir à couper le cordon. Emil c’était le fils de Serge, le rejeton qui  lui faisait accepter Odile. Adopté, il porterait son nom.

La vieille femme sort le mouchoir qu’elle a caché dans sa manche mais déjà une larme fissure sa poudre de riz. Emil et Odile, ces deux là ont tellement chahuté son cœur !

C’étaient deux chats sauvages, à se quereller, à rire, à jouer ! Ils étaient devenus inséparables, leur appétit pour la vie faisait plaisir à voir. Odile avait reporté sur Emil ce pour quoi Serge se dérobait, elle épanchait sa soif de caresses dont le petit Roumain n’était pas avare. Trop de carences semées par des années d’orphelinat faisaient germer maintenant une boulimie d’affection à donner et à recevoir. Trop, toujours ce Trop !

Un jour elle les avait surpris enlacés, scotchés désespérément à s’embrasser à pleine bouche comme deux âmes perdues sous la couette d’Odile.

Rosalie se tasse dans son grand fauteuil gris comme pour se mettre à l’abri du tsunami qui avait alors submergé sa famille. Nelly, Odile, Serge, Emil,  c’étaient ses quatre points cardinaux comme elle disait à qui voulait bien l’entendre. Sa boussole y trouvait toujours le chemin du bonheur.

Rosalie a perdu le Nord quand Nelly a posé ses conditions: 

-Tu acceptes maman ou je ne viens plus avec les petits.

Rosalie est partie à l’ouest quand avec le médecin de famille Serge a décidé :   

-ça sera bien aux Rosiers Blancs.

La vieille femme sursaute, on frappe à la porte. Elle s’ouvre en grand. On lui apporte un thé, une madeleine. Oui c’est bien aux Rosiers Blancs, on prend soin d’elle. Nelly vient la voir de temps en temps avec ses deux petits. Peut-être qu’aujourd’hui …

-Coucou !

Un jeune homme de grande stature s’encadre dans la porte restée ouverte.

Surprise Rosalie plisse les yeux, chausse vite ses lunettes. Une petite fille s’approche avec un bouquet de pivoines. La vieille femme tend les bras mais :

- Non c’est pour maman ! Je t’ai fait un dessin mamie, rien que pour toi.

Toute la famille est là sur la feuille blanche. Avec des cœurs et des couleurs, des grands bras pour embrasser et des sourires soleils. Et puis des noms. L’enfant n’a oublié personne. Elle la serre dans ses bras, embrasse ses joues pommes d’amour.

-Merci ma chérie.

Emil a un grand sourire en lui offrant à son tour un petit paquet qu’il pose sur la table:

- ça c’est pour toi Maman ! Après on montera voir Odile. Ioana est tellement contente de voir sa mère.

-Odile vous attend avec impatience. Nous avons beaucoup parlé de vous hier pendant l’atelier tricot.

Et Rosalie remercie d’un baiser l’enfant de l’Est, celui que Serge avait choisi de garder dans son cœur en exilant Odile et son ventre rond aux Rosiers Blancs. Elle ne lui a jamais pardonné, avait attendu ce nouveau petit être rendant visite chaque jour à sa fille. Elle avait élevé Iona, son mari ne s’y était pas opposé mais Odile était restée à l’étage dans la grande maison au bout de l’allée de Tilleuls.

Ses vieux jours et le décès de Serge l’y ont naturellement menée sans boussole car une maman ne coupe jamais le cordon. Sur la fenêtre de sa chambre il y a toujours des oiseaux à venir chercher un regard, des miettes, un peu d’amour. D’ailleurs la mésange est de retour, vous la voyez ?