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Taratata
Champion

Il y a 1 mois | 97 vues

Les Sparadraps

« Une demi-heure de marche par jour, ma petite dame ! », insiste le docteur. « Et prenez une canne pour votre bien-être », ajoute-t-il. À ces mots, Marcelline gesticule sur son siège et sent le rouge lui piquer le visage. Marcher régulièrement, elle veut bien, mais s'aider d'un bâton, jamais de la vie. À soixante ans et des poussières, elle se considère comme une young old. Bien sûr elle porte un prénom démodé. Et alors, est-ce de sa faute ? Une combinaison de Marcel et Adeline en l'honneur de ses parrain et marraine. Qu'est-ce qu'elle y peut ? Rien ! Encore moins pour ses jambes qui se dérobent parfois, pas plus tard qu'hier. Aucun rapport, juste un enchaînement de pensées. Faut dire que sa chute sur le parking de la cité l'a un peu sonnée, mais pas au point de battre la breloque. C'était plutôt un jour caillou : collant troué et genou écorché. Marcelline en est là dans ses réflexions quand la voix du médecin la ramène les pieds sur terre. « L'on se revoit dans trois mois et n'oubliez pas l'exercice quotidien ! », lui dit-il. Marcelline acquiesce d'un signe de tête sans vraiment rien promettre.

Le jour d'après, Marcelline enfile sa gabardine pour une petite escapade en ville, à pied, sans bâton, seulement un sac à dos avec tout son petit bazar dedans. Elle appréhende un peu. Évidemment, la crainte d'une nouvelle chute l'obsède. Pour se donner du courage, elle glisse sous sa langue un bonbon à la menthe. « Une sucrerie pour chasser la trouille, un truc de vieille ? », se demande-t-elle. Elle hausse les épaules, se dirige vers le centre-ville à pas timides puis montre de la hardiesse. Elle s'en félicite, sourit. Le soleil est aussi rieur ; une belle journée printanière avec un doux vent. Le cœur léger, Marcelline arpente la grand-rue qui mène au château. La verdure du square l'attire.

Lorsqu'elle franchit la grille du parc public, elle aspire l'air à pleins poumons, en hume tous les effluves. Elle passe devant le vieux kiosque à musique, là où l'on ne massacre plus Mozart le dimanche depuis longtemps. Elle s'arrête devant quatre grosses pierres érigées sur la pelouse. Elle n'y avait jamais vraiment prêté attention. Ce sont de petits mégalithes. « Oh, la bien-aimée corvée royale ! », s'exclame-t-elle. Marcelline les toise encore une fois. Son œil frise de malice. Elle s'imagine quelques années plus jeune jouant à saute-mouton. Là, elle dépasse les bornes.

Elle file maintenant vers le petit jardin médiéval. Elle déambule entre les grandes jardinières en bois qui regorgent de plantes, s'attarde devant chacune d'elles, cherche leurs noms sur les étiquettes camouflées. Quand elle tombe sur l'absinthe, elle se rappelle en avoir bu, juste un fond de verre, à une soirée entre amis. « Ah, la diabolique fée verte ! », murmure-t-elle. Elle replonge un instant dans ce souvenir. Elle soupire et chemine vers les murailles qui surplombent la rive gauche de la ville.

Marcelline s'assoit sur un banc, farfouille dans son sac pour dénicher le petit recueil d'instants fugaces. Elle lit peu. Les cris et rires des enfants la déconcentrent. Les gosses jasent plus que les oiseaux. Elle les épie à la dérobée. Ils gambadent, sautent, se poussent sur le terrain de jeux. Leur joie de vivre l'enchante. Une petite fille s'avance vers elle. Elle la trouve choupinette avec ses couettes. La gamine tient un grand bâton dans sa main qu'elle lâche dès qu'elle arrive à sa hauteur. Du bout de sa chaussure, elle trace une ligne en zigzag dans l'allée. Marcelline ne la quitte pas des yeux. L'enfant semble l'ignorer, s'assied en tailleur, glisse sa menotte dans la poche de son blouson. Elle en tire une petite boîte rouge. Quand la môme l'ouvre, des sparadraps s'éparpillent sur le sol. « Que va-t-elle en faire ? », s'interroge Marcelline.

Sur le tracé en serpentin, la gamine dépose les pansements çà et là. D'un sparadrap à l'autre, elle se dandine en baragouinant des mots inaudibles. Il lui en reste un dans la main. Elle hésite, se tourne vers Marcelline.

— Tu as bobo à ton genou ?

— Oh ! dit Marcelline, surprise.

— T'es tombée ? demande la fillette.

La gamine n'attend pas la réponse. Elle lui tend le pansement et le bout de bois qu'elle vient de récupérer par terre.

— Ma Mamie marche avec une canne. Tiens, c'est pour toi.

Bâton dans une main, sparadrap dans l'autre, Marcelline ne sait sur quel pied danser, entre colère et tendresse. Elle ravale sa fierté, ne laisse rien paraître. Elle rassemble ses affaires, se lève, s'appuie sur le gourdin en adressant un clin d'œil à la fillette qui la regarde s'éloigner.

À la sortie du parc, elle balance de rage le bâton dans une poubelle. « Et dire que cela aurait pu être une journée perle », peste-t-elle en accélérant le pas.

***

Journée caillou : une journée moche (tous les adjectifs possibles pour une journée " sans ").

Journée perle : une belle journée.