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Lebrac25
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Il y a 28 jours | 62 vues

Le roman qui nous réapprend à lire

Dublin . 16 juin 1904, à huit heures du matin .

Stephen Dedalus - jeune intellectuel - traverse une passe difficile . Le jeune homme a perdu sa mère tout récemment et la cohabitation avec ses camarades comme avec sa hiérarchie ( le jeune homme de lettres travaille à l'école ) ou encore avec le milieu intellectuel dans lequel il évolue est de plus en plus éprouvante pour l'artiste à qui certains personnages reprocheront de se prendre trop au sérieux .

Leopold Bloom - homme mûr et bedonnant - ne vit pas une période très rose non plus . Cocu, ce vieux briscard juif irlandais quitte un domicile conjugal où une Mme Bloom infidèle reçoit un certain Boylan de ses connaissances et part dans les rues se perdre . Lui-même passant chercher une lettre de Martha ( relation épistolaire extraconjugale ) avant de faire quelques courses et d'assister à l'enterrement de Pady Dignam .

... et la journée commence à peine .

La première chose à savoir avant de se lancer à l'assaut de Ulysse est qu'il fut dans un premier temps publié ( de 1918 à 1920 ) sous formes d'épisodes comme les désignait Joyce . Chaque épisode est à prendre comme un texte unique et à lire comme tel . Des tranches de vie littéraires ayant chacune leur style, chacune leur thématique, chacune leur ambiance .

Envie d'un moment de douceur et de langueur ? Optez pour Les Lotophages . Petite halte de Bloom du côté d'une église où il va s'égarer paresseusement dans les chants et les effluves d'encens avant de s'arrêter à la pharmacie commander une lotion et s'acheter un savon pour mieux rêvasser au bain relaxant et sensuel qu'il aimerait prendre . Parfums exotiques, chaleur anesthésiante, ambiance fleurie et style évocateur garanti .

Envie de littérature pure et dure et de réflexion sur l'art ? Optez pour Charybde et Scylla . Discussion de Stephen et ses camarades étudiants portant sur Shakespeare : le barde a-t-il puisé dans les tourments de sa vie personnelle pour écrire ses pièces ? Dans la bibliothèque nationale de Dublin les références fusent . Références littéraires, parallèles historiques, anecdotes précises concernant la vie réelle de l'auteur de Hamlet ... Ici, le glossaire fourni par l'édition Folio ( publiée sous la direction de Jacques Aubert ) sera extrêmement utile pour mieux profiter de ce dialogue sur la nature de la création .

Envie d'humour et d'érotisme ? Optez pour Nausicaa . Parenthèse aguicheuse où une jeune Gerty MacDowell en promenade à la plage va attendre le départ de ses amies pour se livrer à un numéro de charme auprès d'un Bloom observateur . Gerty est une hilarante synthèse de clichés féminins exacerbés et l'écart comique entre ses bluettes romantiques et le voyeurisme tout masculin de Bloom est exploité à fond ici . Jusqu'au passage du feu d'artifice, référence évidente à Bloom qui " explose " lui aussi de son côté en se rinçant l'œil . Esprits trop prudes d'abstenir .

Envie d'un arrêt à l'école et d'une critique piquante du système éducatif et du rapport à l'identité de l'Irlande et de ses enfants ? Optez pour Nestor . Alors que Stephen donne son cours d'histoire à l'école ( devant une classe de gamins peu motivés ) Joyce utilise des détails comme les prénoms des éléves, les pensées de Stephen et des clins d'œil subtils ( après le cours, les gosses partent jouer au hockey : jeu très britannique ) pour égratigner le patriotisme irlandais avant d'y aller plus franchement avec l'apparition de Mr. Deasy, directeur de l'école et supérieur de Stephen aux opinions très pro anglaises . On se surprendra à murmurer We don't need no education à la lecture de cet épisode .

Envie d'un moment vie réaliste et d'une réflexion sur la mort ? Optez pour Hadès . Bloom est en route pour l'enterrement du pauvre Pady Dignam ; de son départ en fiacre à la fin de la cérémonie, il se plongera dans de longues songeries solitaires sur notre finitude, sur les coutumes et autres rituels affiliés à la mort, sur leur sens, sur l'après et sur ceux qui restent . Tout ça mélangées à ses réflexions plus personnelles et très prosaïques . Avec humanité, humour et mélancolie .

Mais il reste aussi l'affrontement de bar du Cyclope où Bloom se trouve opposé à un " citoyen " irlandais pas très ouvert à la discussion tout cela narré de l'extérieur par un spectateur amusé . Sans oublier le délire psychédélico-éthylique de Circé dans le quartier des bordels de Dublin où Bloom hallucine son propre procès ( avec interruption de son père et de sa mère en prime ) et où le malheureux Stephen rumine sa culpabilité vis à vis de sa mère dans une confusion et un absurde poussé au maximum ( à côté duquel le monde de Lewis Carroll semble bien rationnel tout d'un coup ) . La parenthèse musicale des Sirènes de l'hôtel Ormond qui est avant tout un épisode d'ambiance, en jeu de mots et en style rythmé et joué tel une chanson de tout ce petit monde au bar de l'hôtel et qui se termine par un Bloom s'en allant rapidement et discrètement aux intestins encombrés qui concluront l'épisode en soufflant leur propre " musique " .

Si il arrive que des personnages récurrents réapparaissent d'un épisode à un autre, il reste plus agréable de déguster tout ce roman par petites parts différentes . Les références très irlando irlandaises abondent et peuvent perturber le lecteur ( de fait, elles sont très nombreuses !) mais un œil sur le glossaire de fin d'ouvrage et un peu de préparation sur le net avant d'entamer le chapitre aideront beaucoup .

Ulysse en vaut définitivement la peine car il est une leçon de style . C'est une lecture dense, d'une richesse qu'on retrouvera rarement ( il est de la catégorie de ces romans qui en deviennent presque de petites encyclopédies ) . Enrichissant, d'un style ciselé, abordant une palette de thème variés et universels grâce à ce procédé des " épisodes " qui apporte un peu de fluidité bienvenue .

C'est le roman qui nous réapprend à prendre notre temps, qui nous réapprend à revenir sur un passage en particulier, qui nous oblige à relire un autre une seconde fois, qui nécessite patience et dégustation sans précipitation . Une lecture valorisante .

C'est le roman qui nous réapprend à lire . 


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