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Retour au challenge: Retour vers le futur
Réservé aux membres Aux frontières du réel
Cette année la Tour Eiffel a 40 ans, l’âge de mon père lorsqu’il m’a présenté à cette Dame de fer qui l’avait retenu loin de chez nous pendant plus de cinq ans. Arrivé de Lorraine avec les énormes poutrelles de fer qui allaient servir à l’édifice, il avait su seconder le maître comme personne. Il avait accompagné poutre par poutre l’élévation vertigineuse du monument le plus décrié de l’histoire de France. Il avait cru dans les projets futuristes de cet ingénieur visionnaire jusqu’à l’accompagner dans la construction du laboratoire scientifique qui allait servir à l’expansion du réseau télégraphique.
Aujourd’hui, mardi 29 octobre 1929, comme je me l’étais promis la première fois que j’ai posé les yeux sur elle, c’est moi qui suis au sommet de la Tour et j’ai 40 ans à mon tour.
Depuis le laboratoire du maître Eiffel, au 3ème étage, je dirige le premier réseau de communication radiophonique de France et cela me donne parfois le tournis. Assis derrière mon bureau en fer, face au tout Paris, j’appréciai le silence aérien de ma plateforme quand je sentis une agitation monter dans les locaux RTF adjacents. Une nouvelle importante venait d’arriver. Je perçus les pas s’accélérer, les intonations de surprise… je pouvais même sentir la sueur qui commençait à couler sur les fronts des employés. Ma porte allait s’ouvrir d’un moment à l’autre. Et voilà...
« Patron, c’est Wall Street ! ça s’écroule ! Encore ! » Le visage affolé d’André avait surgi derrière la porte ouverte à la volée. « C’est pire que jeudi, plus de 9 millions d’actions ont été vendus à un prix dérisoire. Qu’est-ce qu’on fait ? »
Je restai silencieux, commençant à envisager les retombées économiques sur le pays et les catastrophes à prévoir pour tous les pays dont l’économie dépendait des capitaux américains. Des images défilaient dans ma tête comme dans un vieux film de Charlie Chaplin en accéléré.
« Transmets le télex au ministre des affaires étrangères… Même si l’ambassadeur de France à Washington a déjà dû donner l’info.
- Mais patron, il faut que les gens sachent ! C’est notre boulot d’informer !
- Écoute, ils sauront bien assez tôt, pour l’instant ça ne touche que New York, on a quelques heures pour se retourner avant de faire paniquer tout Paris ! Tant qu’on a pas les éléments pour expliquer aux gens, on laisse la main au ministre. »
Contrarié, André tourna les talons sans prendre la peine de refermer la porte. Je pouvais entendre le son métallique des machines enchaînant les télégrammes, je sentais l’empressement des journalistes à diffuser les informations... Je ne pus me retenir de crier : « André ! Je compte sur toi pour passer le message à l’équipe ok !? On attend l’aval du ministère ! »
Je savais qu’André et moi n’avions pas la même appréhension de l’information ; il était plus jeune, plus souple mais aussi moins averti. Il avait grandi avec les premières radios et rien n’était plus naturel pour lui que de voir les informations se diffuser vite et au plus grand nombre. Je comprenais ce besoin d’informer toujours plus mais une question me revenait sans cesse ces derniers temps : quel est l’intérêt d’en savoir autant lorsque l’on est si loin et que l’on ne peut rien faire ?
L’impact qu’avait sur nous la vie de gens se trouvant à des milliers de kilomètres me donnait de plus en plus le vertige ! Dans les studios, nous étions en première ligne pour traiter, trier, décider et diffuser toutes les données qui nous parvenaient maintenant du monde entier, mais je semblais être le seul à être plus effrayé par la multitude d’informations que par le vide sous les pieds de nos locaux. Tandis qu’hier, nous transmettions du haut de notre Tour la grandeur de « la commerciale Amérique », voilà qu’aujourd’hui, nous devions témoigner de son effondrement dans un Krach sans précédent… Et nous avions la responsabilité d’en informer la France entière et vite !
Ça y est ; nous y étions ; elles étaient là les technologies de communication instantanée telles que les avaient pensées Eiffel, Morse, mon père et quelques autres ! Tout cela avait été tellement rapide : « Nous sommes passés de message en morse entre deux villes à un câble sous-marin qui sépare seulement de quelques heures la distance de communication entre la France et les États-Unis ! Tu te rends compte Anatole, c’était inimaginable il y a seulement 20 ans ! ».
Oh oui je me rends compte papa !
Je m’en rendais tellement compte que je voyais déjà ce monde dans lequel les gens n’auraient même plus besoin de câble ou de fil pour communiquer. Même plus besoin de radio, de télégraphe, de « télé-quelque chose » … Même plus besoin d’un outil extérieur à eux, même plus besoin de parler ! Juste besoin de leur cerveau, de leur capacité à ressentir une émotion, à penser un objet, une phrase, une envie pour la communiquer à quelqu’un d’autre. Un monde dans lequel un simple contact cérébral leur permettrait de se connecter les uns aux autres et de diffuser les images qu’ils étaient en train de voir à une autre personne, à l’autre bout du monde : TOUT dans le même temps mais pas dans le même espace !
André incisa ma pensée en vociférant à travers les bureaux les informations des derniers télex réceptionnés.
« Les banquiers se jettent des tours de Wall Street ! Il y a des suicides les gars ! on peut pas passer à côté de ça ! Aller on se bouge ! »
Cet aboiement me fit frémir et c’est à ce moment-là que j’ai vu le jour où ces images de catastrophes outre-Atlantique seront jetées à nos yeux comme si elles arrivaient chez notre voisin.
Ces suicides, comme il dit, nous les prendrons en plein dans les yeux, sans aucune protection, sans rien pouvoir y faire sauf assister aux carnages créés par l’humanité elle-même. Je ne sais pas par quels moyens arriveront ces images jusqu’à nous, mais je sais qu’elles seront là. Sur des écrans, ou dans nos têtes directement. Peut-être que notre cerveau sera branché d’une façon ou d’une autre à des appareils qui nous procurerons de l’information à la vitesse du son dans le fer, de la connaissance à volonté, sans d’autres intermédiaires que des ondes dont on n’a pas encore trouvé la fréquence ! Il est évident que d’ici le siècle prochain, le temps ne sera plus un gouffre entre deux mondes qui tentent de communiquer mais une unité infinitésimale qui se rapproche de l’instantanéité. Nous pourrons nous parler, nous voir, témoigner de choses formidables ou de catastrophes à l’instant même où elles se produisent.
A cette idée, mon corps tressaillit d’excitation et de crainte à la fois. Des flux incessants de sons et d’images en provenance de l’Univers, c’était sûrement ça le but ultime !... Mais c’était sans compter sur les limites de nos sens et de notre cerveau à recevoir, analyser, remettre dans la réalité... Qu’arrivera-t-il lorsque l’humain n’aura même plus le temps de penser, de s’émerveiller ou de s’épouvanter entre deux transmissions ? Comment fera-t-il la différence entre ce qu’il se passe chez son voisin et ce qu’il se passe à l’autre bout du monde ? Si aujourd’hui, nous sommes attristés par les suicides des banquiers de Wall Street, il me paraît évident que lorsque nous serons bombardés des suicides du monde entier, alors, même celui de notre voisin passera inaperçu. Nous allons passer du krach boursier au crash cérébral.
Si aujourd’hui, à l’aube des années 30, nous sommes encore avides de connaître le monde et découvrir les trésors des civilisations éloignées, plein d’empathie et d’altruisme, il est fort probable que la sur-information des cent prochaines années fasse de nous des inhumains ! Mes bras se glacent à la vision d’êtres humains froids, blasés, influencés par les masses, tellement imbibés de la fortune et l’infortune d’autrui qu’aucune émotion en dehors du désir ne peut être possible.
Attention André, pensais-je en le regardant s’agiter de gauche à droite comme le fait la queue d’un chien qui attend la balle, ton désir de « dire » oublie de t’avertir que nous avons le cœur de l’humanité entre nos mains.
Aujourd’hui, mardi 29 octobre 1929, comme je me l’étais promis la première fois que j’ai posé les yeux sur elle, c’est moi qui suis au sommet de la Tour et j’ai 40 ans à mon tour.
Depuis le laboratoire du maître Eiffel, au 3ème étage, je dirige le premier réseau de communication radiophonique de France et cela me donne parfois le tournis. Assis derrière mon bureau en fer, face au tout Paris, j’appréciai le silence aérien de ma plateforme quand je sentis une agitation monter dans les locaux RTF adjacents. Une nouvelle importante venait d’arriver. Je perçus les pas s’accélérer, les intonations de surprise… je pouvais même sentir la sueur qui commençait à couler sur les fronts des employés. Ma porte allait s’ouvrir d’un moment à l’autre. Et voilà...
« Patron, c’est Wall Street ! ça s’écroule ! Encore ! » Le visage affolé d’André avait surgi derrière la porte ouverte à la volée. « C’est pire que jeudi, plus de 9 millions d’actions ont été vendus à un prix dérisoire. Qu’est-ce qu’on fait ? »
Je restai silencieux, commençant à envisager les retombées économiques sur le pays et les catastrophes à prévoir pour tous les pays dont l’économie dépendait des capitaux américains. Des images défilaient dans ma tête comme dans un vieux film de Charlie Chaplin en accéléré.
« Transmets le télex au ministre des affaires étrangères… Même si l’ambassadeur de France à Washington a déjà dû donner l’info.
- Mais patron, il faut que les gens sachent ! C’est notre boulot d’informer !
- Écoute, ils sauront bien assez tôt, pour l’instant ça ne touche que New York, on a quelques heures pour se retourner avant de faire paniquer tout Paris ! Tant qu’on a pas les éléments pour expliquer aux gens, on laisse la main au ministre. »
Contrarié, André tourna les talons sans prendre la peine de refermer la porte. Je pouvais entendre le son métallique des machines enchaînant les télégrammes, je sentais l’empressement des journalistes à diffuser les informations... Je ne pus me retenir de crier : « André ! Je compte sur toi pour passer le message à l’équipe ok !? On attend l’aval du ministère ! »
Je savais qu’André et moi n’avions pas la même appréhension de l’information ; il était plus jeune, plus souple mais aussi moins averti. Il avait grandi avec les premières radios et rien n’était plus naturel pour lui que de voir les informations se diffuser vite et au plus grand nombre. Je comprenais ce besoin d’informer toujours plus mais une question me revenait sans cesse ces derniers temps : quel est l’intérêt d’en savoir autant lorsque l’on est si loin et que l’on ne peut rien faire ?
L’impact qu’avait sur nous la vie de gens se trouvant à des milliers de kilomètres me donnait de plus en plus le vertige ! Dans les studios, nous étions en première ligne pour traiter, trier, décider et diffuser toutes les données qui nous parvenaient maintenant du monde entier, mais je semblais être le seul à être plus effrayé par la multitude d’informations que par le vide sous les pieds de nos locaux. Tandis qu’hier, nous transmettions du haut de notre Tour la grandeur de « la commerciale Amérique », voilà qu’aujourd’hui, nous devions témoigner de son effondrement dans un Krach sans précédent… Et nous avions la responsabilité d’en informer la France entière et vite !
Ça y est ; nous y étions ; elles étaient là les technologies de communication instantanée telles que les avaient pensées Eiffel, Morse, mon père et quelques autres ! Tout cela avait été tellement rapide : « Nous sommes passés de message en morse entre deux villes à un câble sous-marin qui sépare seulement de quelques heures la distance de communication entre la France et les États-Unis ! Tu te rends compte Anatole, c’était inimaginable il y a seulement 20 ans ! ».
Oh oui je me rends compte papa !
Je m’en rendais tellement compte que je voyais déjà ce monde dans lequel les gens n’auraient même plus besoin de câble ou de fil pour communiquer. Même plus besoin de radio, de télégraphe, de « télé-quelque chose » … Même plus besoin d’un outil extérieur à eux, même plus besoin de parler ! Juste besoin de leur cerveau, de leur capacité à ressentir une émotion, à penser un objet, une phrase, une envie pour la communiquer à quelqu’un d’autre. Un monde dans lequel un simple contact cérébral leur permettrait de se connecter les uns aux autres et de diffuser les images qu’ils étaient en train de voir à une autre personne, à l’autre bout du monde : TOUT dans le même temps mais pas dans le même espace !
André incisa ma pensée en vociférant à travers les bureaux les informations des derniers télex réceptionnés.
« Les banquiers se jettent des tours de Wall Street ! Il y a des suicides les gars ! on peut pas passer à côté de ça ! Aller on se bouge ! »
Cet aboiement me fit frémir et c’est à ce moment-là que j’ai vu le jour où ces images de catastrophes outre-Atlantique seront jetées à nos yeux comme si elles arrivaient chez notre voisin.
Ces suicides, comme il dit, nous les prendrons en plein dans les yeux, sans aucune protection, sans rien pouvoir y faire sauf assister aux carnages créés par l’humanité elle-même. Je ne sais pas par quels moyens arriveront ces images jusqu’à nous, mais je sais qu’elles seront là. Sur des écrans, ou dans nos têtes directement. Peut-être que notre cerveau sera branché d’une façon ou d’une autre à des appareils qui nous procurerons de l’information à la vitesse du son dans le fer, de la connaissance à volonté, sans d’autres intermédiaires que des ondes dont on n’a pas encore trouvé la fréquence ! Il est évident que d’ici le siècle prochain, le temps ne sera plus un gouffre entre deux mondes qui tentent de communiquer mais une unité infinitésimale qui se rapproche de l’instantanéité. Nous pourrons nous parler, nous voir, témoigner de choses formidables ou de catastrophes à l’instant même où elles se produisent.
A cette idée, mon corps tressaillit d’excitation et de crainte à la fois. Des flux incessants de sons et d’images en provenance de l’Univers, c’était sûrement ça le but ultime !... Mais c’était sans compter sur les limites de nos sens et de notre cerveau à recevoir, analyser, remettre dans la réalité... Qu’arrivera-t-il lorsque l’humain n’aura même plus le temps de penser, de s’émerveiller ou de s’épouvanter entre deux transmissions ? Comment fera-t-il la différence entre ce qu’il se passe chez son voisin et ce qu’il se passe à l’autre bout du monde ? Si aujourd’hui, nous sommes attristés par les suicides des banquiers de Wall Street, il me paraît évident que lorsque nous serons bombardés des suicides du monde entier, alors, même celui de notre voisin passera inaperçu. Nous allons passer du krach boursier au crash cérébral.
Si aujourd’hui, à l’aube des années 30, nous sommes encore avides de connaître le monde et découvrir les trésors des civilisations éloignées, plein d’empathie et d’altruisme, il est fort probable que la sur-information des cent prochaines années fasse de nous des inhumains ! Mes bras se glacent à la vision d’êtres humains froids, blasés, influencés par les masses, tellement imbibés de la fortune et l’infortune d’autrui qu’aucune émotion en dehors du désir ne peut être possible.
Attention André, pensais-je en le regardant s’agiter de gauche à droite comme le fait la queue d’un chien qui attend la balle, ton désir de « dire » oublie de t’avertir que nous avons le cœur de l’humanité entre nos mains.
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13/05/2022 09:44
Je suis impressionnée ! Très belle plume et très bon texte aliceread !
13/05/2022 10:35
Merci!!!! J’ai tellement hésité avant de poster 😅 merci beaucoup pour tes encouragements ☺️
13/05/2022 09:21
Génial, bravo !
13/05/2022 10:37
Merci 🙏 ☺️☺️☺️
12/05/2022 21:46
Que de subtilité pour celui qui sait lire entre les lignes ….cet espace temps entrelacé nous livre bien des promesses
13/05/2022 10:39
Merci beaucoup pour ce joli commentaire ☺️
12/05/2022 20:40
Très agréable à lire, un côté dark que j'affectionne particulièrement ! Bravo!
12/05/2022 20:45
Merci Katia! Je suis limite sur la date de rendu mais cela me tenait à cœur de participer.